Blanc autour : du racisme ordinaire en Amérique en 1832
Dans cet album, Wilfrid Lupano délaisse provisoirement ses Vieux fourneaux sans se départir de son goût pour les sujets sociétaux. Sur le ton d’une fable dessinée par Stéphane Fert, Blanc autour narre le combat d’une institutrice qui décide, un beau jour de 1832, d’ouvrir les portes de son école du Connecticut à des élèves noires. Sa foi, son altruisme et sa volonté inébranlable vont se heurter au mur des préjugés raciaux d’une population blanche nourrie à la peur, aux fantasmes et à l’insupportable conviction de sa prétendue supériorité.
Août 1831, dans le comté de Southampton en Virginie, États-Unis. Pendant trois journées, Nathaniel dit Nat Turner conduit une révolte d’esclaves et sème la terreur. Il fédère autour de lui une petite troupe qui massacre d’abord la famille de son maître puis marche en direction de Jerusalem, la capitale du comté, en tuant froidement tous les Blancs sur sa route. Une soixantaine de victimes, hommes, femmes, enfants plus tard, l’armée appelée en renfort abat presque tous les insurgés. Deux mois plus tard, Nat Turner est capturé, jugé de manière expéditive et pendu le 11 novembre.
Si les auteurs entament leur récit au son des paroles glaçantes de cet homme*, c’est que son équipée meurtrière a durablement marqué les esprits. Quelles furent ses motivations ? Esclave autodidacte ayant appris à lire en marge de son travail dans les plantations de coton, il se frotte vite aux Saintes Écritures et sa fibre mystique prend le dessus. C’est convaincu d’agir en prophète qu’il tue tous les Blancs qu’il rencontre. Contrecoup logique de sa croisade : c’est en Noir voulant renverser l’ordre social qu’il est combattu, pas en chantre de la Liberté qui reste encore, à l’époque, une prérogative des descendants des Pères fondateurs. Du côté des maîtres et des juges, ni questionnement sur les motifs de la révolte ni compassion, encore moins de remise en cause du système esclavagiste privant des êtres humains d’une liberté à laquelle ils sont si attachés pour eux-mêmes. Turner n’est rien qu’un monstre et ceux qui l’ont suivi dans sa folie meurtrière, des barbares. Tout à leur effroi, les populations blanches de Virginie se livrent dans les mois suivants à des lynchages par centaines, comme pour exorciser leur peur et rétablir visiblement la hiérarchie des races. Si Tocqueville, qui explore un front pionnier à peu près à la même époque dans le Michigan** avait été témoin de ces scènes, il aurait certainement noté que la hantise d’un soulèvement des Noirs contre leurs maîtres blancs structure l’imaginaire politique et social des États-uniens à l’époque.
Dans ce contexte, à plus de 800 km du comté de Southampton, l’onde de choc a aussi parcouru la petite ville de Canterbury, dans le Connecticut. Pire encore : les horreurs assumées de Turner sont décuplées par l’imaginaire et l’ignorance. Qui, en effet, entre Boston et New York, a déjà vu des esclaves noirs osant revendiquer d’autre position sociale que celle de domestique obéissante et polie, comme le sont les jeunes Sarah et Maria Harris, employées à la Canterbury Female Boarding School ? Dans cette institution, Prudence Crandall, en tant qu’enseignante et directrice, veut se convaincre que le poison de l’ignorance a son antidote : l’instruction, mère de l’ouverture d’esprit. Cette école accueille donc les jeunes filles pour leur enseigner autre chose que les rudiments de la couture ou les bases de l’entretien d’un foyer. Les programmes sont même extrêmement ambitieux : lecture, écriture, arithmétique, grammaire, géographie, histoire, philosophie, chimie, astronomie, dessin, peinture, musique et français. Quelques années seulement après la disparition de Thomas Jefferson, l’un des pères de la démocratie états-unienne, rien ne s’oppose à ce que des jeunes femmes s’émancipent… à condition quand même d’être née du bon côté de la barrière des races. Aussi, lorsque Prudence Crandall admet sans la moindre hésitation la jeune Sarah parmi ses élèves à la rentrée scolaire de septembre 1832, la consternation de ses condisciples précède l’indignation de leurs parents puis la colère des notables de la ville.
« Quel péril voient [ces gens] dans le fait d’accueillir Sarah ? », demande Prudence à son père (page 20), son fidèle factotum au sein de l’école ? Florilège des réponses fournies par Lupano : une calamité, la ruine de la réputation des enfants de Canterbury, de probables agressions et cambriolages dus à l’arrivée de Noirs dans les parages… Quand on y réfléchit davantage, à quoi bon éduquer des jeunes filles noires vouées par leur couleur de peau au métier de servante ? Ne prendrait-on pas aussi le risque d’encourager leur arrogance, jusqu’à leur donner l’illusion qu’elles pourraient un jour… épouser un Blanc (pages 24-25) ? Un mur se dresse donc soudain face à Prudence Crandall : celui du racisme structurel de la société états-unienne. Au moment de décider de l’avenir à donner à son projet, elle s’est sans doute souvenue de sa propre histoire. Née dans une famille quaker, elle-même éduquée à un très haut degré en dépit de son genre, profondément attachée aux valeurs de sa secte (recherche de simplicité, d’intégrité et surtout très forte croyance en l’égalité sous toutes ses formes), Prudence maintient le cap. Épaulée par sa sœur et son père, elle confirme son projet pédagogique de donner la même instruction aux jeunes filles noires qu’à leurs sœurs blanches.
Peu à peu, les effectifs de l’école s’étoffent. Pari gagné ? Blanc autour raconte comment deux mondes s’affrontent, et comment celui des privilégiés ne se conçoit que dans la position dominante. Aux faits authentiques, à savoir les pressions*** et intimidations orchestrées par les opposants au projet de Prudence Crandall, Fert et Lupano mêlent quelques scènes de leur invention portées par des personnages imaginaires forts. La jeune Sarah, par qui le scandale arrive, devient le symbole de cette jeunesse noire qui refuse d’être privée d’émancipation à cause de sa couleur. Mais le doute s’empare d’elle, surtout lorsque son idole, Mrs Crandall, ravale Nat Turner, autre idole de tout un peuple, au rang des monstres assoiffés de sang (page 96). L’album est ainsi rythmé par les espoirs et la volonté des unes, qui veulent parier sur l’intelligence et la beauté, quand, dans le camp d’en face, les injonctions d’interrompre cette incongruité pédagogique et sociale se font de plus en violentes, jusqu’au dénouement fatal.
Nous sommes aux États-Unis, trente ans avant que le 13e amendement de la Constitution n’abolisse l’esclavage (18 décembre 1865). Faut-il rappeler que cette question ne fut tranchée que par la guerre civile ? Les mentalités n’ont pas évolué partout à la même vitesse. En 1852, La Case de l’Oncle Tom, premier grand roman populaire anti-esclavagiste de Harriett Beecher-Stowe, ouvre une brèche et éveille des consciences. Les abolitionnistes de la première heure, parmi eux ceux qui ont soutenu Prudence Crandall en relayant son combat dans la presse et en payant sa caution le jour où elle fut emprisonnée****, gagnent du terrain. Dans la foulée, la naissance du Parti républicain de Lincoln, résolument hostile à l’esclavage, constitue un autre jalon. Aujourd’hui, Prudence Crandall a été érigée au rang d’héroïne nationale du Connecticut et son ancienne école abrite le musée qui porte son nom. En ces temps troublés, où des voix s’élèvent pour crier que « Black Lives Matter » (« les vies noires comptent »), cet album pose fort à propos la question des origines du racisme, et montre combien la Liberté des uns et l’Égalité pour tous ne sont pas, dès les origines, des valeurs consubstantielles.
Un court reportage sur le Prudence Crandall Museum sur la chaîne Connecticut Public :
* : The Confessions of Nat Turner sont publiées dès 1831 à Baltimore. Ce livre contient les aveux de l’accusé lors de son procès, ainsi que différents documents juridiques, le tout commenté par celui qui fut son avocat, Thomas Ruffin Gray. Il a été récemment publié dans une version française, Les Confessions of Nat Turner suivi d’Une révolte en noir et blanc, par Michaël Roy (Allia, 2017, 80 pages). En 1967, William Styron s’inspire très librement de cette histoire pour publier un roman éponyme, couronné du prix Pulitzer. Il y épouse les thèses nauséabondes de D.W. Griffith dans Naissance d’une nation (1915), en dépeignant Nat Turner en obsédé sexuel hanté par le viol de la femme blanche, ce qu’il n’a jamais été.
** : Ce voyage a inspiré un album chroniqué en son temps sur Cases d’Histoire. Tocqueville publie, à son retour, son chef-d’œuvre, De la démocratie en Amérique (1835) avec quelques chapitres critiques et lucides sur l’immoralité mais aussi l’inefficacité de l’esclavage.
*** : Une loi pour faire barrage à l’arrivée de nouvelles élèves noires est promulguée dans le Connecticut le 28 mai 1833. Cette Black Law interdit à toute élève de couleur d’être scolarisée dans l’État si elle n’est pas résidente de ce même État. L’objectif est doublement sournois : empêcher une immigration noire pour « sécuriser » les populations inquiètes et asphyxier l’école de Mrs Crandall en la privant d’élèves.
**** : Cette incarcération est évoquée à la page 56, ainsi que le paiement de la caution par les soutiens abolitionnistes de Prudence. Parmi eux, le Blanc William Lloyd Garrison fonde l’American Anti-Slavery Society à Boston en 1833, après avoir entamé sa lutte contre l’esclavage dans Liberator, un journal clandestin fondé en 1831.
Blanc autour. Wilfrid Lupano (scénario). Stéphane Fert (dessin). Dargaud. 144 pages. 19,99 euros.
Les 10 premières planches :