L’esclavage en BD (2/2) : Les Esclaves oubliés de Tromelin, de Sylvain Savoia
Un carnet de fouilles, une fiction historique émouvante, un documentaire passionnant encore augmenté par le dossier rédigé à la fin de l’album par Max Guérout, l’archéologue en chef de l’équipe. Les esclaves oubliés de Tromelin de Sylvain Savoia reconstitue l’histoire du terrible naufrage d’un navire négrier du XVIIIème siècle, au gré d’un reportage sur les fouilles menées en 2008 sur l’île de Tromelin au large de Madagascar.
Peut-on seulement imaginer une soixantaine d’individus qui n’ont certainement jamais vu la mer, survivre sur un îlot corallien d’à peine 1 km² perdu au milieu de l’océan Indien ? On accède aujourd’hui à l’île de Tromelin par voie aérienne, les courants rendant l’accostage pratiquement impossible et le mouillage dangereux même par temps clair et uniquement par un point précis. Située à 540 km au nord de la Réunion, à 430 km de Madagascar, l’île de Sable telle qu’elle fut baptisée lors de sa découverte en 1722 est une bande de corail sédimentée sur un haut fond d’1, 7 km sur 700 m de large qui culmine à huit mètres au dessus du niveau de la mer. Classée réserve naturelle, encerclée par des plages de sable blanc où viennent pondre les tortues centenaires, l’île abrite depuis les années 1950, une station météorologique construite pour l’observation et la surveillance des cyclones. Ecrasé par le soleil, balayé par les tempêtes, l’endroit n’a rien d’un paradis. C’est là que dans la nuit du 31 juillet et du 1er août 1761 s’échoue L’Utile, une flûte française de la Compagnie des Indes Orientales affrétée à Bayonne, avec à son bord 142 hommes d’équipage et 160 esclaves embarqués clandestinement lors d’une escale à Madagascar.
L’histoire d’un terrible naufrage
Dans cette seconde moitié du XVIIIème siècle, le trafic négrier est en plein essor dans l’archipel des Mascareignes contrôlé par la Compagnie des Indes Orientales, fondée en 1664, qui détient le monopole royal du commerce asiatique, un monopole étendu à la traite d’esclaves en 1720. Le privilège est largement détourné au profit personnel des agents de la Compagnie et la contrebande s’intensifie avec la colonisation et le développement des plantations sur l’île de France (Maurice) et l’île Bourbon (Réunion). Le Code Noir rédigé par Colbert en 1685 fait la loi. Madagascar alimente le trafic par les rafles pratiquées sur les populations de l’intérieur de l’île. Lorsque L’Utile percute l’île de Sable, vingt marins disparaissent. Les esclaves malgaches entassés et enfermés à fond de cale, doivent attendre que les vagues désossent la coque pour s’échapper jusqu’au rivage. Près de 70 d’entre eux perdent la vie. Sur l’île, les officiers organisent la survie et envisagent la construction d’un navire de fortune. Le bois qu’ils récupèrent sur l’épave ne permet pas de fabriquer une embarcation assez grande. Au bout de quelques semaines, les blancs regagnent Madagascar, abandonnant les esclaves sur l’île avec la promesse de revenir les chercher, ce que la Compagnie ne fera pas. Quinze ans plus tard, un bateau repère les survivants. Il faudra encore trois expéditions pour qu’enfin La Dauphine, navire commandé par le chevalier de Tromelin parvienne à sauver les derniers rescapés, sept femmes et un bébé de huit mois.
« L’archéologie de la détresse » et les trésors de la mémoire
Les « Esclaves oubliés », c’est le nom choisi par l’archéologue Max Guérout, pour son expédition sur l’île de Tromelin. L’ancien officier de marine, fondateur du GRAN (Groupe de Recherche en Archéologie navale), spécialiste des épaves et des naufrages réussit à convaincre l’UNESCO et l’INRAP de financer une campagne à travers quatre missions étalées entre 2006 et 2012. En fouillant dans les archives maritimes, il met la main sur de nombreux documents qui retracent précisément le récit du naufrage. Il dispose ainsi des plans du navire, des inventaires, des listes d’armements et d’équipage, mais également du journal de bord ramené avec les survivants de La Providence, l’embarcation improvisée avec les débris de l’épave. Il découvre aussi que l’affaire est connue en métropole par de nombreuses publications et que les abolitionnistes s’en sont emparé pour faire campagne contre les marchands d’esclaves.
Malgré les perturbations liées à l’aménagement de la station météorologique, l’isolement de l’île et les données historiques connues font de ce site un véritable laboratoire à ciel ouvert qui permet d’exhumer un village taillé dans le corail, de retrouver à l’intérieur des habitations des objets intacts, protégés par le sable, des instantanés saisissants qui transportent dans le quotidien des naufragés. C’est ce qui intéresse Max Guérout, la capacité des esclaves à survivre dans un milieu aussi hostile, à affronter les problématiques évidemment matérielles, mais aussi les traumatismes psychologiques et les bouleversements de leur organisation sociale. Une « archéologie de la détresse », explique-t-il, qui, à l’exact opposé des chasseurs de trésor, met au jour une mémoire bien plus précieuse que l’or, car ces murs érigés dans le corail, ces objets fabriqués à partir d’éléments récupérés sur l’épave, rafistolés, rapiécés une fois, deux fois, dix fois, sont autant de témoignages bouleversants.
L’ expérience en bande dessinée
Passionné d’histoire, le dessinateur de la série Marzi entend parler des recherches de Max Guérout et accompagne l’archéologue pour sa deuxième mission en 2008. Après avoir sondé les lieux du naufrage, les scientifiques amorcent les premières fouilles sur les lieux d’habitation aménagés par les esclaves. Pendant un mois et demi, Sylvain vit au rythme des fouilles, de l’île déserte, de l’isolement, de la lenteur. Un environnement qui oscille entre le présent et le souvenir et qui conduit naturellement le dessinateur à alterner dans une double narration, à la manière d’un carnet de voyage, les séquences contemporaines à l’aquarelle et le récit historique reconstitué par un encrage soigné. Par le biais des archéologues, leur humilité et leur méthode, l’île se découvre au prix d’un travail laborieux avec son lot de frustrations. Sans trop en rajouter sur une réalité suffisamment romanesque, les reconstitutions adoptent un style classique, maitrisé et dynamique, porté par un scénario enrichi par les documents et le travail sur le terrain. Un juste équilibre s’établit entre la réalité et la reconstitution documentaire. Peu d’albums arrivent ainsi à captiver et à renseigner du même coup sur l’histoire et sur l’humanité. Un témoignage à mettre entre toutes les mains.
Les esclaves oubliés de Tromelin. Sylvain Savoia (scénario & dessin). Dupuis. 120 pages. 20,50 €
Les 5 premières planches