Loin de Paris, destin tragique dans la Pologne soviétique de l’après-guerre

Lukasz Wojciechowski nous avait emballé avec Soleil mécanique et Dum Dum, deux albums situés pendant l’entre-deux-guerres. Il revient avec Loin de Paris, un récit familial en Pologne qui démarre au début des années 1950. Toujours adepte du noir et blanc et d’un dessin minimaliste “fil de fer”, l’auteur polonais parvient cette fois à rendre toute l’émotion d’un destin tragique qui le touche de près. Brillant.
AutoCAD est un logiciel de dessin que les architectes utilisent pour réaliser des plans, un outil qui simplifie considérablement la pratique du dessin industriel. L’utiliser pour créer des bandes dessinées dans un style “fil de fer” très minimaliste est presque une aberration. Lukasz Wojciechowski, architecte de son état, s’est pourtant lancé ce défi depuis cinq ans. Pour réussir son pari, il a dû adapter les codes du 9e art, multiplier les astuces, inventer des procédés. Avec une telle économie de moyen, différencier les personnages, représenter les décors, donner du mouvement, enchainer les dialogues est en effet un vrai tour de force.

A chaque difficulté, Lukasz Wojciechowski trouve une solution, souvent brillante*. Le résultat est stupéfiant de finesse et d’intelligence. On n’est pas ici dans une posture “arty” ou une volonté de se démarquer à tout prix, mais plutôt dans une utilisation optimale des outils que l’auteur a à sa disposition. Certes, il faut un peu de temps pour s’immerger dans une bande dessinée d’apparence aride et qui demande un peu d’adaptation de lecture. Mais une fois cette étape passée, on est captivé par la narration, ébloui par l’inventivité. Avec Loin de Paris, Lukasz Wojciechowski ajoute une corde à son arc en s’aventurant sur le terrain des sentiments.

Le quotidien d’une famille polonaise
L’album commence en mars 1953 avec l’annonce de la mort de Staline lors d’une séance de cinéma. Se croyant, à tort, protégé par l’obscurité de la salle, un spectateur ose crier “Hourra !”. Nous sommes en Pologne, et le décor est planté en quelques cases. Zofia et Stanislaw Wachowicz, présents dans le cinéma, vivent chichement dans un petit village non loin de la ville de Zielona Góra, près de la frontière allemande. Elle est bibliothécaire, il travaille dans le bâtiment, ils ont un jeune garçon. Loin de Paris montre les privations, de biens de consommation comme de liberté, qui régissent le pays. Et le quotidien d’une famille qui trouve le bonheur où elle peut.
La venue d’un second enfant et les fréquentes cartes postales d’Anna, la sœurs de Zofia qui a pu s’installer à Paris, sont comme deux rayons de soleil qui aident à supporter l’ordre soviétique. En 1960, le décès accidentel de Stanislaw est un tragique point de bascule pour la famille Wachowski. Plus rien ne sera pareil et la vie de Zofia, prisonnière de sa condition de veuve, prend un tournant dramatique, remarquablement narré par Lukasz Wojciechowski, son propre petit-fils qui n’a pas eu la chance de la connaître. Pouvait-on imaginer récit aussi poignant avec un dessin aussi simplifié ? Sûrement pas. La (bonne) surprise n’en est que plus inattendue et enthousiasmante.

Témoignage de premier plan
Loin de Paris, nourri par les souvenirs familiaux de l’auteur, est un témoignage de premier plan sur la vie ordinaire dans un village d’une Pologne sous la coupe de l’URSS. Les magasins vides, l’omniprésence de la police, la méfiance entre les habitants sont des sujets connus. La propagande anti-occidentale aux actualités cinématographiques, la perception de l’opulente Europe de l’Ouest ainsi que les aspirations intimes des personnages principaux se rencontrent beaucoup moins dans la bande dessinée franco-belge. Une qualité de plus pour l’album de Lukasz Wojciechowski à côté duquel il ne faudra pas passer.

* : Ce qui a valu à Soleil mécanique d’être sélectionné par Cases d’Histoire dans les 10 meilleures BD historiques de l’année 2021 et Dum Dum dans les 3 de l’année 2023.
Loin de Paris. Lukasz Wojciechowski (scénario et dessin). Çà et Là. 256 pages. 22 euros.
Les vingt premières planches :