Madeleine résistante, résiliente et triomphante dans le Paris d’août 1944
Dans ce tome dévoilant une nouvelle tranche de vie de Madeleine Riffaud, Morvan et Bertail mettent en cases quatre semaines d’une intensité dramatique inouïe. Entre le 23 juillet et le 23 août 1944, « Rainer » est arrêtée, torturée, condamnée à mort, torturée à nouveau, puis expédiée vers le camp de Ravensbrück. Elle parvient à s’échapper de son convoi de déportation et reprend le combat contre les nazis jusqu’à la délivrance ultime. Plus que jamais, le bouclier de son idéal et l’épée de la poésie sont ses armes contre la folie qui guette suppliciés et tortionnaires. Plus que jamais, lecture faite de ce témoignage bouleversant, l’Humanité ne peut ignorer le parfum enivrant de la Liberté et le prix à payer pour sa reconquête.
Madeleine Riffaud, qui a fêté ses cent ans le 23 août dernier, se souvient du jour de ses vingt ans. Mais, dans sa tête, il est peu probable que ce souvenir s’accompagne de la ritournelle entonnée joyeusement par Berthe Sylva en 1935.
Ce vingtième anniversaire ne résonnera jamais pour elle comme l’apothéose de sa jeunesse ni comme son entrée dans la sphère nuptiale. En levant son verre au cours d’un banquet improvisé dans une rue du 19e arrondissement, ce 23 août 1944, Madeleine réalise seulement à cet instant qu’elle est toujours en vie, alors même qu’elle avait sérieusement envisagé sa mort afin d’abréger ses souffrances. Succomber, certes, mais sans avoir trahi les siens.
Cette nouvelle tranche des souvenirs de « Rainer » débute par la situation que tout membre d’un réseau de résistance craint le plus : son arrestation. Dans ce cas de figure, pour Madeleine comme pour n’importe lequel de ses compagnons d’armes, se déclenche instantanément un compte-à-rebours angoissant. En effet, la règle d’or de tout Résistant consiste à protéger son identité donc celle de tous ses familiers par un pseudonyme. Ainsi, en cas de capture, le travail d’identification par la police de Vichy ou la Gestapo est retardé. L’objectif du prisonnier qui « ne sait comment il réagirait à la torture » (page 12) est clair : tenir sa langue pendant 72 heures, le temps pour le réseau impacté par l’arrestation de se réorganiser (page 74). Hélas, l’affaire se présente mal pour « Rainer » : sa carte d’étudiante retrouvée sur elle permet à la Milice de l’identifier dans les minutes qui suivent son arrestation, le 23 juillet 1944.
Chaque jour et chaque nuit de sa vie de Résistante, Madeleine s’est récitée comme des mantras les conduites à adopter en cas d’interpellation, d’interrogatoire ou d’emprisonnement **. Il faut connaître son ennemi pour mieux s’adapter à ses méthodes. Ainsi, on ne se comporte pas face à des membres des Brigades spéciales de la police de Vichy comme face à la Gestapo. Et réciproquement, ceux qui vont l’interroger ne vont pas user des mêmes procédés à partir du moment où ils vont découvrir que la jeune étudiante qui leur fait front n’a pas tué un Haupsturmführer par vengeance amoureuse (page 37) mais bien par intention politique. Dans un cas comme dans l’autre, sa condamnation à mort ne fait pas l’ombre d’un doute, mais le premier scénario romantique préserve le secret du réseau pour quelques précieuses heures.
La première partie de cet album dépeint le long calvaire de « Rainer » qui subit toutes les violences physiques et psychologiques dont furent capables les miliciens, les policiers de Vichy et la Gestapo. Avec la perspective de plus en plus plausible d’une libération prochaine du territoire français, donc de leur défaite, les nazis et leurs supplétifs vichyssois agissent comme des fauves acculés. Le premier tortionnaire de Madeleine se nomme Fernand David. Il exhibe fièrement sa carte des Milices Révolutionnaires Françaises, au grade de commissaire divisionnaire, chef des Brigades Spéciales ***. Il se vante d’avoir été le tombeur de Manouchian et des 22 de l’Affiche rouge (page 10). Ses méthodes sont l’intimidation et la violence crue. Son surnom de « David les Mains Rouges » lui a été attribué autant à cause de sa haine des bolchéviques que du sang qu’il a fait couler en frappant les prévenus au visage, à coups de nerf de bœuf. Madeleine ne se sort des griffes de ce fonctionnaire exemplaire et salaud ordinaire (fusillé quelques jours avant la capitulation allemande) que pour être transférée rue des Saussaies, au siège de la Gestapo à Paris.
Madeleine va alors endurer les pires supplices. Celle qui, avec le recul, s’estime heureuse car sortie de ses trois semaines de torture « sans membres brisés, avec ses ongles et ses seins » (page 65) récapitule le traitement infligé à sa personne à partir de l’instant où elle bascule officiellement dans la catégorie des terroristes. Aux tabassages en règle succèdent le supplice de la baignoire (immersion des voies respiratoires dans l’eau pouvant conduire à la suffocation, pages 60 et 64) et celui de la torture à l’électricité (décharges envoyées sur les parties les plus sensibles du corps, page 63). Entre deux séances, les geôlières de Madeleine lui intiment l’ordre de rester debout pour la priver de toute récupération, par sadisme aussi.
Dans cette même veine, elle subit ensuite des formes plus perverses de tourment : il s’agit de briser sa volonté en la rendant responsable des sévices que la Gestapo va infliger à d’autres. La jeune Reine, compagnonne de cellule pour quelques heures, est ainsi livrée aux crocs des bergers allemands en pleine nuit. Les hurlements de la jeune femme puis la vision de son cadavre précèdent de peu l’ultime trouvaille des nazis pour contraindre Madeleine à parler : la Familienfolter (la torture en famille). « Les règles sont simples », explique le responsable de la séance. Madeleine va devoir regarder de gré ou de force comment des suspects sont frappés, roués à coups de barre à mine ou découpés au scalpel jusqu’à ce que mort s’en suive. « Se taire, c’était sauvegarder tout le monde, ma conscience y comprise », se persuade-t-elle entre deux rounds d’atrocité (page 74).
Bien que sa conscience ait vacillé une fois, elle n’a pas oublié que livrer ses secrets ne l’épargnerait pas et que sa mort aurait le goût de la trahison, donc de la honte. Fallait-il encore avoir le courage et la lucidité nécessaires. Dans cette longue séquence, Morvan et Bertail trouvent la bonne distance pour dire toute la souffrance physique et psychique de Madeleine. La dureté des images, contrebalancée par le discours toujours volontaire de l’héroïne, permet de prendre la mesure de l’horreur vécue et de l’indignité humaine.
Comment cette jeune femme d’apparence frêle, traitée pour une tuberculose foudroyante quelques années auparavant, a-t-elle pu trouver en elle les ressources pour supporter pareils traitements ? Aux pires moments, dans la solitude de sa cellule à la prison de Fresnes, elle se récite des vers, notamment ceux d’Apollinaire. Il faut au moins invoquer la poésie pour contester au Mal le droit de triompher.
Ce qui frappe aussi à la lecture des souvenirs de Madeleine, c’est la multitude de ses anges gardiens. Qu’ils aient croisé sa route pour une heure ou pour une nuit, qu’ils aient fait partie du camp adverse ou qu’ils aient combattu à ses côtés, qu’ils soient des Résistants glorieux de la première heure ou des héros anonymes accomplissant un acte unique mais ô combien décisif, toutes et tous l’ont tantôt protégée, tantôt sauvée, parfois malgré elle.
« Rainer » cite bien sûr tous ses camarades de combat dont Morvan restitue l’identité véritable, ainsi que le « colonel Dax » ****, bras droit du vénéré « colonel Fabien ». Le 15 août 1944, en gare de Pantin, dans le wagon en partance pour Ravensbrück *****, Madeleine croise une espionne de haut-vol au service du MI5, au moins aussi déterminée qu’elle, qui lui sauve deux fois la vie. D’abord elle la force à s’extraire du wagon en sa compagnie, puis elle l’inclut dans le petit groupe de prisonniers libérés dans la nuit du 18 au 19 août grâce au consul de Suède Raoul Nording, celui-là même qui, quelques jours plus tard, entame des négociations avec Von Scholtitz en vue de la reddition des troupes allemandes à Paris.
N’écoutant que son courage et obéissant aux ordres de son chef de réseau, Madeleine repart bientôt au combat. Les 25 dernières pages de l’album narrent, par le détail, l’opération commando qui la rend célèbre dans tout Paris, à savoir l’attaque du pont ferroviaire de Belleville-Villette afin d’empêcher l’arrivée de renforts SS depuis Ménilmontant. Sa fougue et sa détermination font merveille : 80 ennemis sont capturés grâce à l’aide d’un héros ordinaire, un brave cheminot venu sans tambour ni trompette détacher la locomotive pour bloquer l’ennemi dans le tunnel.
Dans le cortège des innombrables personnes ayant redonné confiance à Madeleine aux pires instants de sa vie, le gendarme qui la surveille au début de ses semaines de capture et d’interrogatoires incarne l’espoir. Avec elle, ce brigadier partage son sandwich. Mais surtout, après avoir éloigné son collègue et sans desserrer les lèvres, dans une posture martiale, il prononce une phrase douce comme du miel aux oreilles de Madeleine : contrairement à ce que ces ordures des Brigades Spéciales prétendent, ils n’ont pas arrêté son père. Ce brigadier rejoint, à sa façon et peut-être un peu tard, les rangs de la Résistance, mais il délivre Madeleine d’un tel fardeau…
A plusieurs reprises dans l’album, Madeleine Riffaud se projette dans le monde d’après la capitulation nazie, notamment dans le maquis vietcong (page 110). Est-ce la promesse d’une suite aux aventures de cette femme hors-normes ? Quoi qu’il en soit, chaque 15 août, cette ardente militante communiste tient sa promesse d’honorer Sainte-Thérèse de Lisieux, dont elle a conservé l’image pieuse donnée par une de ses anges gardiens. Il ne faut pas refermer ce tome 3 des mémoires de Madeleine résistante sans aller jusqu’aux deux dernières pages et prendre le temps de lire son poème intitulé Prière pour eux. Difficile de retenir des larmes d’admiration devant une telle supplication.
* : Tout à son admiration pour Pierre Georges, alias le « colonel Fabien » (1919-1944), Madeleine se souvient avoir lu ses recommandations dans cette brochure. Ce glorieux militant communiste, auteur du premier attentat meurtrier contre un officier allemand à Paris, à la station Barbès-Rochechouart, le 21 août 1941, a beaucoup œuvré dans l’action directe contre l’occupant mais sa contribution à la rédaction de cette brochure semble improbable. En effet, on n’en retrouve aucune trace dans ses notices biographiques et son nom n’apparaît pas dans les brochures de 1941 (disponible ici) ni de 1944 (disponible ici) alors qu’on peut y lire les noms de Maurice Thorez, de Jacques Duclos, de Benoît Frachon, et de Marcel Cachin.
** : Comme celui-ci, à la page 28 de la brochure de 1944 : « Devant les policiers, devant les juges, un communiste NE DOIT RIEN DIRE, qui puisse nuire au Parti, à la classe ouvrière. MILITANTS, NE L’OUBLIEZ JAMAIS CAR UNE MINUTE DE DÉFAILLANCE PEUT TERNIR A JAMAIS LA PLUS BELLE VIE DE COMBATTANT RÉVOLUTIONNAIRE ».
*** : Les Brigades Spéciales ont été créées en 1941. Elles étaient une section des Renseignements Généraux dédiée à la traque des ennemis de l’intérieur, principalement les communistes et les réfractaires au STO. Elles représentaient le plus parfait exemple de la collaboration étroite entre l’Occupant et l’État Français.
**** : À la page 25, sont nommés Charles Fertin, alias « Fenestrelle », pour les FFI (Forces Françaises de l’Intérieur), Michel Tagrine et André Tollet alias Barbier et Baudry. L’autre grande figure est celle de Marcel Pimpaud, alias le colonel Dax, incarcéré à Fresnes et chef d’un réseau d’espionnage depuis sa cellule.
***** : Ce convoi fut le dernier à quitter Paris pour les camps de la mort, le 15 août. Des 2400 déportés, quelques centaines reviendront, quelques mois plus tard. Son pedigree de résistante communiste terroriste n’aurait sans doute pas plaidé en faveur de Madeleine à son arrivée.
Madeleine résistante T3 Les Nouilles à la tomate. Jean-David Morvan et Madeleine Riffaud (scénario). Dominique Bertail (dessin). Dupuis. 128 pages. 23,50 euros.
Les huit premières planches :