Mais quelle histoire de la Révolution Florent Grouazel et Younn Locard écrivent-ils ?
Cette question a été le thème central du premier Café BD Histoire, tenu le jeudi 5 octobre au Vieux Châtelet, à Paris. Elle explique que l’on revienne, ici, à nouveau sur Révolution, déjà présenté par Margot Renard, le 3 février dernier, sur Cases d’Histoire. Car on peut parler sans exagération d’un « nouveau récit historique » de la part de Florent Grouazel et Younn Locard.
Il ne faut certes pas douter de la bonne foi de nos deux bédéistes, rappelant régulièrement qu’ils n’étudient la Révolution que depuis dix ans, se présentant comme des « cuisiniers » qui mêlent des ingrédients piochés chez les historiens confirmés. Dont acte. Et pour ceux qui en douteraient, leurs sources font voisiner des livres d’histoire universitaire avec des collections de mangas japonais, des BD de Bourgeon et de Tardi, sans oublier les images de grands chanteurs et de musiciens des dernières décennies…
Cet amalgame revendiqué n’enlève en rien la pertinence du cadre chronologique dans lequel ce livre se déploie. Non seulement il est original mais il témoigne d’une maîtrise évidente des faits et des détails. Mais comme chacun doit assumer sa condition, je suis obligé de dire que Robespierre n’a pas prononcé de discours dans le club des Cordeliers, que la façade de l’Assemblée, dans la salle du Manège, comptait sûrement six fenêtres et pas neuf, que les cours des Tuileries donnant sur le Carrousel étaient coupées par des bâtiments bas. Assez avec ce détour…
Sans prévenir le lecteur, qui aurait pu s’attendre à repartir de 1790, Florent Grouazel et Younn Locard le jettent dans la conjuration déjouée des « chevaliers du poignards » en février 1791 pour le laisser aux lendemains de la fusillade du Champ de Mars en juillet de la même année. Tout cela, tambour battant, en passant par Bordeaux, le Jura, les côtes de Douvres, et évidemment par Paris, dans les salons comme dans les catacombes, à l’Assemblée comme dans une manufacture, chez les grands bourgeois comme chez les enfants perdus du quatrième Etat. Tout cela est livré sans une date, sans une référence quelconque. Quel/le lecteur/lectrice sait que la Révolution (comment dire autrement puisque la constitution n’est pas encore promulguée) avait interdit le déguisement de Carnaval, thème qui est – fort bien – traité (p.56-57, voir ci-dessous) montrant comment la France d’après 1789 est en train de se fissurer devant toutes ses contradictions.
Ce livre démontre, pragmatiquement peut-on dire, comment un groupe de « révolutionnaires » sont devenus des hommes d’Etat et d’ordre, rejetant les extrêmes de gauche et de droite, excluant les groupes populaires, imposant une nouvelle économie et réprimant les déçus de 1789, qu’ils soient des contre-révolutionnaires attestés ou – surtout – des femmes, qui n’ont rien gagné, c’est peu de le dire, depuis la prise de la Bastille.
Une histoire chorale
L’adjectif est à la mode, nos auteurs le reprennent à leur compte. A raison. Ils nous mettent sous les yeux une foule grouillante et des itinéraires incroyables, avec des personnages marquants, symboliques et inattendus, là encore pour écrire l’histoire à leur guise.
Il est impossible de citer tous les grands protagonistes : Louise et sa « sœur » Marie, l’une entre bas et haut Tiers Etat, l’autre incarnation de la population flottante de la cour des Miracles ; les deux Kervélégan, le député-fabricant-jacobin-homme des lumières et de l’ordre et le frère, un peu noceur, garde national désavoué, brave type embarqué dans des situations qui le dépassent ; l’activiste contre-révolutionnaire, Laigret, ignoble et pitoyable, perdu dans ses contradictions, détesté par tout le monde y compris par ceux qui l’utilisent ; le curé patriote, modeste, dont on craint déjà la fin qui l’attend ; la métisse, riche, généreuse, en butte à toutes les jalouseries et les mesquineries de la haute bourgeoisie à laquelle elle appartient (p. 112-113, voir ci-dessous) ; les femmes parisiennes vivant au jour le jour, d’assistance et d’obéissance ; les bandes de garçons hésitant entre délinquance et crise d’adolescence ; les députés prononçant des discours déconnectée de la réalité, voulant briser des chaînes symboliques sans rompre celles qui enserrent pour de bon les esclaves, ceux-là qui produisent le café et le sucre indispensables à la vie des plus pauvres, bourrés de sucre pour résister…
On pourrait continuer encore tant la diversité sociale est présentée finement, sans méchanceté, que ce soit pour parler de l’arrogance des nantis ou de la nudité vulgaire des gamins. Tout cela baigne dans une empathie non feinte. Les personnages, quels qu’ils soient, ne sont pas jugés. Quand le dauphin, fils de Louis XVI, habillée en fille pour la fuite qui a été arrêtée à Varennes, est dessiné, les yeux exorbités devant la foule parisienne qui accueille le retour du carrosse royal avec colère, nos auteurs montrent ce que ce futur Louis XVII est d’abord : un malheureux enfant victime d’une histoire qu’il ne comprend pas.
L’histoire au jour le jour
C’est sans doute en se fondant sur ce désarroi qu’il faut croire Younn Locard et Florent Grouazel quand ils disent ne pas être historiens. Ils veulent rendre compte du cours de l’histoire tel qu’il a été vécu au jour le jour par tous les acteurs, volontaires et surtout involontaires, continuellement obligés de réviser leurs attitudes, leurs croyances, leurs alliances.
Dans la discussion du Café BD Histoire, les auteurs ont raconté, simplement, comment ils se documentaient jour après jour, quitte à reprendre en catastrophe les planches déjà prêtes quand ils tombaient sur un renseignement qui leur semblait essentiel et qu’ils n’avaient pas connus plus tôt. On peut les comparer aux compagnies ferroviaires de l’Ouest américain faisant avancer les locomotives au fur et à mesure que les rails étaient posés devant elles dans la prairie.
Que nul n’y voit l’ombre d’une critique. Au contraire, en réagissant ainsi, ils refusent, et pour moi à raison, de faire un récit dont on connaît déjà la fin, ils gardent la fraîcheur d’esprit indispensable pour comprendre comment tous et chacun nous agissons dans l’urgence devant une situation totalement nouvelle – ce qui nous renvoie à notre quotidien. C’est aussi la justification de leur choix de jeter le lecteur directement dans le grand bain, sans date, sans note de bas de page, l’obligeant à suivre tant bien que mal les itinéraires mêlés, à s’accommoder des dorures et des ordures, jusqu’à entre-apercevoir les latrines de l’Assemblée (p.218, voir ci-dessous).
Dans cette histoire savamment tissée, les pauses sont données par les lettres ouvrant chaque grande partie et surtout par les doubles pages superbes, qui donnent l’impression d’un survol – position intellectuelle que les deux dessinateurs récusent avec conviction – mais qui ici permet de reprendre son souffle avant de repartir bousculé par le chaos des événements et le choc des idées et des émotions.
Bâtir l’histoire ensemble
Cette profusion explique que ce livre puisse convenir aux hyper-spécialistes de la période, qui reconnaissent les multiples péripéties, identifient les héros vrais ou métaphoriques, découvrent même des épisodes ignorés – les retombées de la fuite du roi dans le Jura par exemple. Mais cette même profusion permet à celles et ceux qui ne connaissent pas grand-chose de l’histoire de la Révolution de s’y retrouver parce que le langage est celui d’aujourd’hui, que nombre de situations évoquent les nôtres, qu’il y a même quelques individus qui renvoient à notre quotidien, et que finalement le cours des choses fait écho à ce que nous connaissons ou plutôt à ce que nous subissons sans comprendre. Entre ces deux grands groupes, toutes les lectures sont possibles au gré des intérêts et des curiosités, tant la palette des faits, des évocations et des émotions est immense.
Si donc Grouazel et Locard ne sont pas des historiens, ils sont, et ils le savent bien, des inventeurs d’histoire, ils nous proposent de bâtir notre histoire.
Révolution T2 Egalité Livre 1. Florent Grouazel et Younn Locard (scénario et dessin). Joel Granges (couleurs). Actes Sud / L’An 2. 300 pages. 28 euros.
Les quinze premières planches :
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