Mémoires d’Alexandrie T.1 Hérophile redonne vie à la plus célèbre bibliothèque de l’Antiquité
En trois volumes autoconclusifs centrés sur autant des personnages qui ont marqué l’histoire du lieu, la jeune autrice italienne Chiara Raimondi ambitionne de redonner vie à la mythique bibliothèque d’Alexandrie. Le premier tome s’arrête sur le médecin Hérophile de Chalcédoine, pionnier de l’étude de l’anatomie humaine, et sur les questions soulevées par sa pratique de la dissection.
Temple de la connaissance à l’époque hellénistique, la bibliothèque d’Alexandrie demeure une source de fascination en raison de son ambition – réunir en un seul lieu l’ensemble du savoir disponible – et de son mystère. L’emplacement exact de la bibliothèque reste en effet inconnu et les circonstances de sa disparition ne sont pas claires, même s’il est probable que l’incendie du quartier royal lors de la reconquête de la ville par l’empereur Aurélien en 270 aurait conduit à l’abandon d’un site déjà affaibli par la concurrence de nouveaux centres intellectuels durant l’Empire romain. Il est également plaisant de fantasmer sur la masse colossale de documents qu’abritait cette bibliothèque et les fenêtres sur le monde antique que ceux-ci auraient pu offrir aux historiens de l’Antiquité. Les traités de Hérophile de Chalcédoine font partie de cette littérature disparue, et ne nous sont parvenus qu’au travers de citations d’auteurs postérieurs comme Galien. Mais par la mise en scène de l’école médicale d’Alexandrie et la modernité radicale des recherches d’Hérophile, Chiara Raimondi s’intéresse avant tout à la construction du savoir. Loin de n’être qu’un lieu de stockage de parchemin, la bibliothèque est un lieu d’échanges et d’expérimentation.
L’incipit de l’album explicite l’enjeu de l’intrigue, qui tourne autour de la pratique de la dissection : faut-il, pour les besoins de la science, aller à l’encontre de ses croyances d’homme grec ? Interdite dans le monde hellénique, la dissection de cadavres humains viole la dignité du mort. Cette pratique aurait toutefois été tolérée par Ptolémée au nom de la connaissance scientifique. L’autrice imagine dans l’album les circonstances de l’accord donné par le souverain, qui autorise a posteriori Hérophile – qui a brisé ce tabou pour chercher à comprendre la cause du décès brutal d’un patient – à poursuivre ses expériences sur des condamnés à mort, à condition que cette recherche s’achève par la production de traités. Chiara Raimondi fait ainsi dire à Ptolémée qu’ « aucune autre bibliothèque au monde ne pourra jouir d’écrits aussi avant-gardistes » (page 27). L’imagination de l’autrice comble ainsi dans un blanc de l’histoire et son intrigue témoigne du caractère sulfureux de cette pratique.
La dissection constitue en effet la pomme de discorde entre Hérophile et Ératistrate, autre grande figure attestée de l’école médicale d’Alexandrie et personnage contemporain du héros. Par jalousie autant que par crainte, Ératistrate s’oppose à la pratique de la dissection et s’allie avec d’autres savants pour provoquer la chute d’Hérophile. Totalement fictive sur le plan historique, cette rivalité sert d’abord la dramaturgie du récit. Les deux hommes sont pourtant arrivés ensemble à Alexandrie, où ils sont d’abord confrontés à la circonspection des savants alexandrins, notamment lorsqu’ils remettent en cause certains principes de la médecine hippocratique (p.7).
La recherche médicale à partir de l’observation et du soin de patients constitue ainsi une incongruité au yeux de ces savants et une véritable innovation que l’album met en évidence avec justesse. Et Chiara Raimondi s’appuie sur l’idée qu’en dépit de la postérité de l’œuvre d’Hérophile, la pratique de la dissection à Alexandrie au III e siècle avt. J.C. constitue une parenthèse dans le monde grec antique. Les planches de Chiara Raimondi sont construites autour d’une couleur dominante en fonction des lieux et des situations. L’autrice ne tombe pas dans le piège vain de la représentation réaliste de la bibliothèque d’Alexandrie, et ne propose pas de vision générale – qui serait forcément erronée – de la structure. Sous son trait, la célèbre bibliothèque se dévoile plutôt par bribes – ici une réserve de parchemin, là une salle à colonnes – et les planches se concentrent davantage sur les personnages de l’histoire. Les doutes et la soif de connaissance du héros font ainsi l’objet d’une scène fantasmagorique, où l’enfant Hérophile guide dans une rêverie le médecin expérimenté en l’invitant à découvrir ce qui se cache « derrière le voile » (p.35).
S’il s’appuie sur une riche documentation – l’autrice cite notamment The Library of Alexandria de Roy McLeod (2005) et La Biblioteca di Alessandra. Storia di un pardiso perduto de Monica Berti et Virgilio Costa (2010) parmi ses références – l’album reste volontairement assez évasif dans sa chronologie, reflet de la difficulté à dater précisément la vie d’Hérophile (qui aurait vécu entre 330-320 et 260-250 avt. J.C.). Le récit n’explicite pas quel souverain de la dynastie Ptolémée invite Hérophile et Ératistrate à rejoindre
Alexandrie. Erreur dans la chronologie ou volonté d’offrir au lecteur une figure plus familière, c’est Ératosthène de Cyrène qui accueille les deux médecins, alors que le célèbre géographe et astronome ne devient directeur de la bibliothèque que vers 230 av. J.C., soit après la mort d’Hérophile. Mais là n’est pas l’essentiel : Chiara Raimondi préfère mettre en scène l’esprit d’un lieu et d’une époque plutôt que la stricte précision des faits. Le pari est finalement réussi puisqu’à l’issue d’une lecture finalement assez prenante, le lecteur comprend parfaitement l’importance d’Hérophile dans l’histoire de la médecine antique.
Mémoires d’Alexandrie T.1 : Hérophile, Chiara Raimondi (scénario, dessin et couleurs). Ankama, 48 pages, 13,90 euros.
Les cinq premières planches :