Murena, une série monument qui récuse la légende noire de Néron
Avec la série Murena (11 tomes à ce jour), Jean Dufaux, Philippe Delaby puis Theo, offrent une véritable fresque historique située pendant le règne de Néron. Une période riche en rebondissements romanesques, que les auteurs prennent soin de dépoussiérer en optant pour la réalité plutôt que pour le mythe.
Cette chronique est la dernière d’une série de dix sur les bandes dessinées dont l’action se situe pendant l’Antiquité romaine. Elle s’inscrit dans les événements organisés en 2022 pour les dix ans du Muséoparc Alésia. Elle est publiée sur et sur
A première vue, Murena peut être considérée comme une série d’un autre âge (elle a d’ailleurs démarré au siècle dernier, précisément en 1997). Alors que la tendance actuelle des bandes dessinées historiques vise plutôt à décrire les sans-grade, les petites gens, les inconnus, le récit créé par Jean Dufaux et Philippe Delaby s’attache au contraire à évoluer dans les plus hautes sphères de l’Empire romain. C’est à la cour de Néron que les auteurs invitent ainsi les lecteurs, une époque déjà bien traitée dans les arts. Britannicus de Racine (1669), Acté d’Alexandre Dumas (1838), L’Antéchrist d’Ernest Renan (1873), Quo Vadis ? de Henryk Senkiewicz (1895), Le Couronnement de Poppée de Claudio Monteverdi (1642), Agrippina de Georg Friedrich Haendel (1709) sont autant d’exemples qui montrent que le règne de Néron inspire les artistes. Bien qu’inscrit dans cette longue tradition, Jean Dufaux se démarque de ses illustres prédécesseurs et évite de nombreux écueils pour construire un récit moderne.
Le scénariste de Murena ne le cache pas, il a lu les sources primaires que sont La Vie des douze Césars de Suétone et les Annales de Tacite, voire le Satyricon, récit fictionnel écrit à l’époque de Néron. Pour autant, il ne prend pas pour argent comptant des textes très probablement biaisés par la qualité de leurs auteurs (tous deux sénateurs, dont les prédécesseurs ont été malmenés par Néron) et les copies ultérieures de moines chrétiens (dont les coreligionnaires ont été persécutés à Rome par l’Empereur). La légende noire de Néron ne passera pas par Murena. Et pour cela, Jean Dufaux s’appuie sur des analyses de différents auteurs du XXe siècle tels que les historiens Daniel-Rops et Eugen Cizek, le latiniste Pierre Grimal ou le journaliste Jacques Robichon. Le scénariste en retire une vision beaucoup plus nuancée du personnage qui insuffle à Murena une crédibilité que n’aurait pas une bande dessinée « à l’ancienne ».
Murena n’est pas non plus une biographie stricto sensu de l’empereur Néron. L’action commence en 54 ap. JC, alors qu’il a 17 ans et qu’il s’apprête à monter sur le trône, suite à la mort par empoisonnement de son père adoptif, l’empereur Claude. Jean Dufaux montre encore ici son originalité. Plus que la vie de Néron, Murena dissèque les machinations et les complots, décrypte les ambitions et les enjeux. Pour effectuer cette plongée dans les alcôves du pouvoir, un témoin est convoqué. C’est un jeune patricien fictif du nom de Lucius Murena, compagnon d’adolescence de Néron, fils de Lollia Paulina, elle-même maîtresse de l’empereur Claude et rivale de son épouse officielle Agrippine. Dans cette atmosphère délétère qui entoure les plus hautes personnalités de l’Empire, les assassinats se multiplient. Juste avant Claude, c’est Lollia qui succombe, puis c’est au tour du demi-frère de Néron (Britannicus), de sa tante (Domitia) et enfin de sa mère (Agrippine). Il ne fait pas bon appartenir à la famille impériale.
Pour donner un ton romanesque à son récit, Jean Dufaux sait également pénétrer les interstices de l’Histoire, les zones d’ombre de l’historiographie, en inventant des faits plausibles. La répudiation d’Agrippine par Claude n’est pas attestée, mais l’existence d’un tel document est crédible. Aucune source fiable n’atteste de la présence de l’apôtre Pierre à Rome, de son rôle et de son martyr, mais aucune source ne l’infirme. Jean Dufaux dresse également de Sénèque, précepteur puis conseiller de Néron, un portrait plus nuancé de celui qui est passé à la postérité essentiellement comme philosophe. Sans être un cours d’Histoire, Murena offre une somme d’informations remarquable sur la quinzaine d’années de règne d’un jeune homme qui n’était pas taillé pour le pouvoir suprême.
Et comment ne pas souligner l’importance du dessin de Philippe Delaby ? Minutieusement documenté, il immerge les lecteurs dans la Rome du Ier siècle ap. JC (avec un court détour par l’oppidum de Bibracte et la station balnéaire de Baiae). Les costumes, les meubles, les décors, les bijoux, les coiffures, les outils, toute la partie graphique respire le réalisme historique et la maîtrise technique. En 2014, le décès du dessinateur belge à seulement 53 ans laisse la série orpheline. La reprise du dessin par l’Italien Theo à partir du tome 10 perpétue une série prévue en quatre cycles et 16 albums. Dans la production de bandes dessinées historiques, Murena fait date pour le règne de Néron, l’Empire romain et même l’Antiquité. C’est sans nul doute une série majeure pour le 9e art.
Murena Intégrale 9 tomes. Jean Dufaux (scénario). Philippe Delaby (dessin). Dargaud. 464 pages.
Murena T10 Le Banquet. Jean Dufaux (scénario). Theo (dessin). Lorenzo Pieri (couleurs). Dargaud. 72 pages. 12,50 euros
Murena T11 Lemuria. Jean Dufaux (scénario). Theo (dessin). Lorenzo Pieri (couleurs). Dargaud. 56 pages. 12,50 euros
Les dix premières planches :