Nengue, plongée chez les noirs marrons de Guyane, esclaves évadés du Suriname
A la fin du XIXe siècle, le médecin Jules Crevaux explore l’intérieur des terres guyanaises. Il noue une solide amitié avec Apatou son piroguier qui lui raconte l’histoire de son peuple, les Bonis ou Alukus. Ce sont les descendants d’esclaves africains qui se sont évadés des plantations du Suriname néerlandais voisin avant de se réfugier en Guyane, le long des berges du Maroni. A partir du Mendiant de l’Eldorado, récit de voyage écrit par Jules Crevaux, Stéphane Blanco et Samuel Figuière ont construit un récit sur deux époques qui nous permet de mieux comprendre l’Histoire de la France équinoxiale, ancien nom de la Guyane. Stéphane Blanco a bien voulu nous expliquer son travail sur le scénario de cet album.
Cases d’Histoire : Stéphane Blanco, vous êtes enseignant. Comment un professeur de mathématiques devient-il scénariste de plusieurs bandes dessinées ?
Stéphane Blanco : En galérant, au propre comme au figuré, le bagne (qui a remplacé la galère) étant le sujet de mon premier album¹. Plus sérieusement, bien que la paupérisation des auteurs de BD soit un sujet sérieux, l’envie d’écrire est venue avec la naissance de ma fille. Je n’en avais jamais ressenti le besoin avant, l’école m’ayant bien fait comprendre pendant des années que j’étais nul dans ce domaine. Alors que mon premier embryon de scénario était dans mon ordinateur depuis deux ans, et que je me demandais bien ce que j’allais en faire, le hasard s’en est mêlé. Sur un chantier de maçonnerie, j’ai rencontré Laurent Perrin qui avait fait quelques planches de BD en dilettante et qui se demandait lui aussi comment il allait faire de la BD. Depuis, on a fait quatre albums ensemble et un cinquième est en route.
CdH : Vous commencez votre parcours d’auteur avec Aux îles, point de salut. Votre séjour en Guyane a-t-il été le déclencheur de votre envie de raconter des histoires en bande dessinée ?
SB : La Guyane est un endroit extraordinaire. Elle m’a inspiré et m’inspire encore. En 2005, j’y vivais et j’ai lu tout ce que j’ai pu trouver à la bibliothèque municipale concernant le bagne de Guyane. La bibliothèque étant dans l’ancien bâtiment administratif du bagne, au cœur du camp de la transportation à Saint Laurent du Maroni. Ces livres étaient essentiellement des récits de bagnards, de surveillants et quelques livres de journalistes. Ces lectures m’ont donné envie d’écrire quelque chose sur le sujet et, en amateur de BD que je suis, c’est sous forme de cases que mon premier récit m’est venu naturellement à l’esprit. D’autant qu’à l’époque, il n’y avait aucun album de BD sur le bagne.
CdH : Le récit de la plupart de vos scénarios se passe dans un passé proche. Quel est votre rapport à l’Histoire ?
SB : J’avais un grand-père ariégeois qui était passionné d’Histoire. Il était ouvrier chez EDF et érudit. Sa maison était une bibliothèque. Enfant, il m’a fait découvrir l’Histoire à travers quelques sites ariégeois tels que la grotte de Niaux ou le château de Montségur. Une des BD qui a marqué mon enfance est d’ailleurs Aymeric et les cathares de Roquebert et Forton². De manière générale, j’aime la BD historique et j’ai pris beaucoup de plaisir à écrire mes trois albums en lien avec l’Histoire. Se lancer dans un projet de BD historique c’est s’enrichir. On se couche toujours moins con qu’on ne s’est levé. C’est stimulant, non ?
CdH : Parlons de Nengue maintenant. Que veut dire ce titre ? Il me semble que le mot n’est pas employé dans la BD.
SB : Nengue (prononcer Nèngué) signifie homme et nengue tongo signifie la langue des hommes, le langage vernaculaire des noirs-marrons autrement nommés bushinengue, les hommes de la forêt. Le terme bushinengue regroupe l’ensemble des groupes ethniques bonis, djukas, saramakas, paramakas, kwintis, etc. Pour faciliter la lecture de l’ouvrage, j’ai utilisé assez peu de termes bushinengues, créoles ou amérindiens.
CdH : Vous êtes crédité au scénario au même titre que le dessinateur de l’album, Samuel Figuière, comment avez-vous travaillé ensemble ?
SB : J’avais écrit intégralement le scénario et fait des essais avec Laurent Perrin. Nous avions proposé le projet à plusieurs éditeurs, en couleurs ou en noir et blanc, et n’avions que des refus. J’ai alors proposé le projet à Samuel Figuière qui a tout de suite été intéressé par le sujet. Il m’a demandé de pouvoir intervenir sur certains points du scénario et notamment d’être assez libre concernant le découpage. Comme nous n’avions jamais travaillé ensemble, ça le rassurait en lui permettant de mieux s’approprier le projet et de n’être pas un simple exécutant dessinateur. La collaboration était très agréable. Samuel a fait un gros travail de recherche sur ce sujet qu’il ne connaissait pas du tout.
CdH : Comment vous êtes-vous documenté sur les deux époques évoquées dans la BD : celle de la fin du XIXe siècle et de l’expédition du médecin français Jules Crevaux en Guyane et le XVIIIe siècle finissant des esclaves en fuite du Suriname, alors colonie hollandaise ?
SB : J’ai eu la chance de travailler avec Jean Moomou, un historien d’origine boni, qui a écrit une thèse sur les marrons et plus particulièrement sur les Bonis. Son travail a été un élément essentiel pour écrire mon récit. Je me suis aussi servi du récit de Jules Crevaux, Le Mendiant de l’Eldorado³ ainsi que du livre du Capitaine Stedman₄, un écossais qui a pris part aux guerres marronnes aux côtés des Hollandais. L’ensemble de ces documents apportent un nombre considérable d’éléments factuels, néanmoins les Bonis étaient des fugitifs, qui vivaient cachés et qui ne maîtrisaient pas l’écrit. Il reste donc de nombreuses zones d’ombres concernant leur Histoire. J’ai parfois fait le choix de mettre les versions contradictoires dans mon récit afin de ne pas falsifier l’Histoire.
CdH : Jules Crevaux est un explorateur, aujourd’hui peu connu, qui a pourtant inspiré Jules Verne, Claude Lévi-Strauss ou Hergé, pouvez-vous nous présenter ce personnage hors norme ?
SB : Jules Crevaux est originaire de Moselle. Il fait l’école de médecine militaire et embarque en 1868 pour son premier voyage qui l’emmène jusqu’en Guyane. Ce voyage et la découverte de cette forêt immense et inconnue va changer le cours de sa vie. Il monte une première expédition en 1877 qui est celle du récit de Nengue. Suivront deux autres expéditions en Amazonie en compagnie d’Apatou. Ensemble ils vont explorer plusieurs fleuves et les cartographier. Jules Crevaux est vite intrigué par les populations qu’il rencontre et endosse rapidement la casquette d’ethnologue en plus de celle de cartographe. Sa dernière expédition en 1882 en Argentine lui sera fatale. Il y est abattu en compagnie de presque tous les membres de son expédition. Par qui ? Le doute subsiste entre les indiens Toba ou une troupe de bandits.
CdH : Des esclaves marrons, réfugiés du Suriname en Guyane française ont formé le peuple des Bonis, que savons-nous de l’Histoire de ce peuple au XIXe siècle ?
SB : Par rapport aux autres groupes de noirs marrons (cf plus haut), les Bonis ont une trajectoire particulière. C’est le groupe qui a mis le plus longtemps à signer un traité de paix. C’est un groupe qui a combattu les Hollandais, et le système esclavagiste, pendant près de 30 ans. Cette particularité tient avant tout à la présence de son chef Boni qui était un guerrier hors normes. Aujourd’hui, il y a toujours débat au sein de la communauté guyanaise pour savoir si ce groupe s’appelle Boni ou Aluku. Aluku étant le Gran Man, chef coutumier, à l’époque où Boni en était le chef de guerre. L’Histoire des Bonis-Alukus n’est pas encore totalement réglée.
CdH : Comment les autorités françaises ont-elles géré la présence des Bonis en Guyane ?
SB : Mal ! Elles ont manqué le coche et ont réalisé un immense gâchis. Si les recommandations de Lescallier, à l’époque ordonnateur en Guyane, avaient été suivies d’effet, les Bonis se seraient installés en Guyane dès 1786 et la dernière guerre aurait été évitée. La solution pragmatique de cet abolitionniste consistait à leur octroyer un territoire dans le bas Maroni et assurer leur installation… ce qui permettait à la France de coloniser ce territoire encore vierge. Mais l’administration française, dans toute la splendeur qu’on lui connaît, a soufflé le chaud et le froid pendant des années et les Bonis se sont lassés. Ils sont repartis en guerre au Suriname pour piller les plantations et récupérer les outils et les armes dont ils avaient besoin et que les français leur avaient promis… sans jamais les leur donner. Il faudra attendre la reconnaissance des exploits d’Apatou pour qu’officiellement la France octroie un territoire aux Bonis dans le bas Maroni… 100 ans plus tard.
CdH : Que savons-nous aujourd’hui des personnages principaux guyanais croisés dans l’album : Apatou, Boni ou Joseph Foto ?
SB : Joseph Foto n’est malheureusement plus présent hormis dans les récits de Jules Crevaux. Apatou est lui bien présent puisque le petit campou (hameau) qu’il a bâti est aujourd’hui une commune de quelques 10 000 habitants qui porte son nom. Quant à Boni, son mythe perdure. Ce personnage emblématique a marqué à jamais l’Histoire de ce coin d’Amazonie.
CdH : Que reste-il au XXIe siècle des explorations de Jules Crevaux et de la survie des Bonis dans la mémoire collective guyanaise ?
SB : Jules Crevaux vient de se voir consacrer une statue dans le commune d’Apatou. Il est donc plaisant de voir qu’ainsi Apatou et Jules sont à nouveau réunis ensemble. Quant à la culture boni, elle est très présente en Guyane et au Suriname où de nombreux descendants y vivent toujours, notamment sur les berges du fleuve Maroni tant au Suriname qu’en Guyane. Néanmoins un risque d’acculturation menace la jeunesse boni qui a tendance à quitter le fleuve pour s’installer sur la bande côtière. L’exode rural est un phénomène important en Guyane d’autant que certaines communes ne sont encore aujourd’hui accessibles que par pirogues.
CdH : Pour clore cet entretien, pouvez-vous nous parler de vos projets éditoriaux ? Concernent-ils le domaine de la bande dessinée historique ?
Je travaille actuellement sur deux projets. Avec Laurent Perrin sur un tome 2 des Sentiers de Wormhole ₅, actuellement en financement sur le plateforme Sandawe et un album historique qui se passe au XVIIIe siècle dans le Pacifique. Mais pour l’heure, je n’ai pas trouvé d’éditeur pour ce projet. Mes autres projets concernent plutôt le cinéma et plus particulièrement la réalisation de courts-métrages. Quelques scénarios sont écrits. A suivre.
¹ Aux Iles, point de salut, Laurent Perrin, Stéphane Blanco, Caraïbéditions, 2011
² Aymeric et la Cathares, Michel Roquebert, Gérald Forton, Loubatières, 1978
³ Le Mendiant de l’Eldorado, Jules Crevaux, Phebus, collection « D’ailleurs, le tour du monde », 1991
₄ Voyage à Surinam, Jean-Gabriel Stedman, Club Français du livre, 1960
₅ Les Sentiers de Wormhole, Laurent Perrin, Stéphane Blanco, Sandawe, 2018
Nengue. Stéphane Blanco & Samuel Figuière (scénario). Samuel Figuière (dessin). Steinkis. 136 pages. 18 €
Les 7 premières planches :
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