Petit soldat, du plomb dans le corps pendant la Première Guerre mondiale
Pas vraiment une bande dessinée, mais pas si éloigné que ça des codes du 9e art, Petit Soldat est un récit-photos sur les fusillés pour l’exemple de la Première Guerre mondiale. Pierre-Jacques Ober invoque les petits soldats de son enfance – une appellation qui caractérise parfaitement la place du fantassin dans cette guerre industrielle – pour décrire les affres de Pierre, un jeune conscrit accusé de désertion. A travers les photographies de Julie Ober est transmise une vraie émotion, pas forcément attendue quand les personnages sont des figurines. Entretien avec les deux auteurs sur ce livre jeunesse qui saura toucher les plus grands.
Cases d’Histoire : Comment est venue l’idée de ce livre très particulier ?
Pierre-Jacques Ober : Étant fils et petit-fils de militaires de carrière, l’Histoire et les petits soldats ont toujours fait partie intégrante de ma vie.
Je suis né le 3 avril 1958 en Algérie, autrement dit en plein milieu d’un pays en guerre. Pendant sa grossesse, ma mère et moi avons miraculeusement survécu à un attentat à la bombe commis à Alger et lorsque j’avais 14 mois, nous survécûmes à une deuxième explosion. Ma mère, le landau et moi dedans projetés d’une terrasse de café à travers la vitrine d’un marchand de journaux. Cette fois, ma mère en eu assez et supplia mon père de demander son transfert. Ayant passé des années à se battre en Indochine et en Algérie il postula et obtient une mutation dans une garnison calme et recherchée: Berlin. Étant à nouveau heureuse et détendue, ma mère tomba enceinte rapidement… juste au moment où la situation s’est détériorée avec les Russes! Ma sœur est née à Berlin en août 1961, la semaine même où le fameux mur a été érigé et la ville coupée en deux … Mon père a raté sa naissance parce qu’il était dans la rue, face aux chars soviétiques, aidant les allemands à s’échapper. Puis ce furent les impressions gardées de la guerre froide, mon père toujours en alerte, toujours en manœuvre.
Durant toute mon enfance et adolescence j’ai donc été bercé par les sonneries de clairon, la musique des défilés, j’ai toujours été entouré d’hommes en uniforme, de camions militaires, de chars et de canons. Depuis aussi longtemps que je me souvienne, j’ai toujours été plongé dans des mondes imaginaires. Soit en jouant avec mes petits soldats dans ma chambre, soit en recréant épiques batailles et actes héroïques… tout seul dans le jardin, mon imagination fertile emportée par les histoires racontées par mon grand-père maternel. Militaire, diplômé du Cadre Noir dans les années 1930, il fut fait prisonnier en juin 1940. Ma grand-mère organisa son évasion d’un camp de prisonniers en Allemagne et le fit passer en contrebande en Algérie où il rejoignit l’Armée d’Afrique avec laquelle il fit les campagnes d’Italie, de France et d’Allemagne. Il passa ensuite 17 ans dans le Sahara à élever des étalons arabes pour les Haras nationaux. De retour en France à l’indépendance de l’Algérie, il créa et dirigea son propre centre équestre à Épernay, en Champagne. C’était un dur à cuire romantique, passionné par les chevaux, un homme qui appliqua à la lettre dans sa vie la devise qui se trouvait au-dessus de l’entrée des manèges: En Avant – Calme – et Droit. Ses histoires étaient remplies de héros, d’aventures, d’honneur et de bravoure. Il ne s’inclinait devant personne mais n’avait aucune honte à pleurer lorsqu’il évoquait la guerre, écoutait certaines musiques ou récitait de la poésie. Je pense que je lui dois mon âme romantique et ma nature absolue…
L’élément déclencheur du livre fut que l’année 2014 correspondait en même temps au centenaire du début de la Première Guerre Mondiale et au 80ème anniversaire de mon père. En guise de cadeau, j’ai eu l’idée de réaliser une petite série d’images de mes figurines de 14/18. Un cadeau à la mémoire de son propre père, un soldat hautement décoré de la Grande Guerre. Gravement blessé à trois reprises, il obtint plusieurs citations et de nombreuses décorations dont la Médaille Militaire, la Croix de Chevalier de la Légion d’Honneur et la Médaille de la Vaillance Polonaise. Un grand-père que je n’ai pas connu. Il est mort avant ma naissance, son corps épuisé par plus de 20 ans de combats incessants.
Ce qui commença comme un petit projet créatif, un simple cadeau d’anniversaire s’est transformé petit à petit en un exercice complet de narration. Je pense que l’histoire tient du fait que n’ayant pas choisi la carrière militaire j’ai aussi eu à montrer à mes parents que je pouvais être un bon fils même si je n’avais pas voulu être un bon soldat.
Est-ce que Pierre fait allusion à un soldat réel ?
Non. Pierre est un personnage inventé mais il représente très bien les nombreux soldats qui ont été fusillés “pour l’exemple” pour des fautes mineures ou simplement par malchance, sans raison.
Avez-vous fabriqué les personnages ?
Au sens strict du terme, on ne peut pas dire que j’ai fabriqué les personnages. Pour le personnage principal de Pierre, j’ai utilisé et mélangé en fonction des besoins, des bras, troncs ou jambes provenant de différent kits. Gardant bien sûr la même tête. Les deux échelles principales utilisées sont le 1/72ème et le 1/35ème (autrement dit 22mm et 54 mm). Du fait de leur petite taille, les personnages au 1/72ème sont de toute pièce, out of the box comme disent les Anglais. Je n’ai qu’à les peindre. Les personnages au 1/35ème sont des maquettes en pièces détachées à construire et à peindre.
En quelle matière sont faits les soldats ?
Les soldats sont soit en plastique soit en résine ou en plomb.
Une chose importante que j’aimerais souligner : contrairement aux méthodes traditionnelles de narration dans lesquelles une histoire est d’abord imaginée, écrite puis racontée avec des acteurs, des images de synthèse, des animations ou des dessins, nous avons décidé de créer une histoire à partir de matériel préexistant, modèles et miniatures disponibles dans les magasins de jouets. Du coup, pour moi, ce sont les petits soldats eux-mêmes qui nous racontent leur histoire. Car l’histoire a été tirée d’eux au lieu qu’ils soient utilisés pour illustrer une histoire préécrite. Surmonter les restrictions et les limitations associées à la création d’un récit de cette manière a été le premier défi créatif de ce projet.
Combien y a-t-il de figurines ? Combien de temps ça vous a pris pour les réaliser ?
En plus de Pierre et de ses diverses positions, il y a environ 650 figurines différentes apparaissant dans le livre. Pour le temps de réalisation on peut dire un an à temps plein (en comptant les décors).
On imagine que vous avez également créé les décors.
Tout à fait. Également à partir de ce qu’il est possible de trouver sur le marché de la miniature. J’adore évidemment tout ce qui est miniature mais je ne me considère pas comme un modéliste. Je n’en ai pas le talent. Les modélistes sont de véritables artistes qui arrivent à créer des choses extraordinaires. Mais ils peuvent passer 6 mois juste sur une pièce. Moi je serai plutôt du genre “speed painting”. Un peu comme pour les décors de cinéma. Ils ont l’air plus vrais que nature à l’écran mais en réalité ils ne peuvent rivaliser avec un vrai bâtiment, une vraie construction. C’est un peu la même chose pour le livre. En miniature.
Quelle a été votre documentation ? Notamment pour les uniformes et les armes.
J’ai toujours été un admirateur du travail de Liliane et Fred Funcken. J’ai la collection complète de leurs ouvrages sur les uniformes et armes. Etant passionné d’histoire militaire j’ai également une bibliothèque bien remplie d’ouvrages historiques. J’ai bien sûr tous les romans principaux sur 14/18, tous les films, sans compter les albums de Tardi, les nombreuses BD créés durant le Centenaire (une de mes favorites étant la série Fritz Haber de David Vandermeulen).
Page 24, il y a une Une de l’hebdomadaire Le Miroir. Mais les photos du n°40 du 30 août 1914 ne sont pas celles recréées dans l’album.
Bien vu ! Nous voulions donner une impression des journaux de l’époque, de la “propagande” qui existait déjà. Nous avons donc utilisé une page de couverture du Miroir comme cadre mais en y insérant un épisode un peu sensationnel pouvant expliquer la motivation des soldats allant venger “le viol de la Belgique”. L’image est une recréation en miniature d’une illustration de l’époque par Évariste Carpentier montrant une exécution de civils par le 16ème Régiment d’Infanterie à Blégny, une petite ville près de Liège.
Il y a un vrai travail de composition, mais aussi de cadrage (plans serrés, gros plans) et parfois, quand il y a plusieurs vignettes, un découpage qui rappelle celui de la bande dessinée. Est-ce que vous aviez en tête un découpage de BD en réalisant certaines pages ?
Une chose à ajouter malgré tout : j’ai passé 30 ans dans le monde de l’audiovisuel. J’ai donc une tendance naturelle à découper et cadrer scènes et séquences comme je le ferais en film. Beaucoup de bandes dessinées utilisent effectivement une technique de cadrage et découpage très cinéma. Les deux se rejoignent donc.
Vous n’avez pas pensé à mettre des bulles et un récitatif dans les vignettes, au lieu d’un récitatif en bas de page ?
Julie Ober : J’ai choisi d’utiliser une faible profondeur de champ sur les photographies pour attirer l’attention sur le nœud émotionnel de la scène. Je voulais m’éloigner le plus possible des images nettes, détaillées et propres, traditionnellement prises par les photographes de figurines historiques. Les images du livre sont axées sur l’émotion. C’était un défi que d’apporter de l’émotion à nos petits hommes en plastique, très raides et inexpressifs. Comment créer une réalité qui ferait oublier au lecteur l’aspect plastique de notre personnage pour ressentir et partager avec lui le terrible éventail d’émotions qu’il éprouve. Le mérite d’avoir pu surmonter ce défi réside dans le pouvoir émotionnel de la photographie. L’utilisation du cadrage, la profondeur de champ, la décision d’utiliser uniquement la lumière naturelle à différents moments de la journée et l’étape très importante de l’étalonnage nous ont aidés non seulement à capturer une émotion avec chaque image, mais également à donner une atmosphère globale à cette histoire.
Avez-vous d’autres projets avec des soldats de plomb ?
Oui. Le premier livre était pour mon père, en souvenir du sien. Le deuxième livre est pour ma mère, en souvenir de mes grand-parents maternels. Il raconte ce qui est arrivé à ma mère entre 1940 et 1945, lorsqu’elle avait entre 8 et 13 ans. Nous venons d’apprendre que le CNL nous a octroyé une bourse découverte pour nous aider à produire un deuxième livre. Rien n’est signé encore mais j’ai bon espoir de continuer à travailler avec Seuil et de voir ce livre publié en mai 2020, pour le 75ème anniversaire de l’armistice de la Seconde Guerre mondiale.
Petit Soldat. Pierre-Jacques Ober (scénario, réalisation). Julie Ober (photographies). Felicity Coonan (effets numériques). Seuil jeunesse. 104 pages. 16 €
Les 12 premières pages :
0 Comments Hide Comments
[…] Lire la suite […]