Ballet graphique pour Une Histoire dessinée de la danse
La gestuelle, les rites, le lien social, l’apprentissage, l’enseignement, le spectacle, Une Histoire dessinée de la danse de Laura Cappelle et Thomas Gilbert (Seuil) aborde le cinquième art par toutes ces entrées. Une somme d’informations passionnantes chorégraphiée en bande dessinée avec clarté et légèreté.
Adaptation de l’ouvrage collectif Nouvelle histoire de la danse en Occident, Une Histoire dessinée de la danse en couvre le même territoire, des grottes préhistoriques au seuil du nouveau millénaire. La traversée s’y effectue en compagnie de deux personnages, Camille et Andrea, dont Laura Capelle et Thomas Gilbert ont fait les exploratrices de l’incarnation à travers les âges, toujours à la pointe de l’époque en matière chorégraphique. Chaque épisode propose ainsi le récit d’une nouvelle émancipation du mouvement et de l’invention d’une autre manière de faire corps ensemble, à travers des rencontres historiques et avec un propos toujours mis en situation (il n’y a guère de « voix-off », de phylactère didactique). En se faisant BD, le discours savant a muté en un drame – très prenant – à la croisée de la spéculation archéologique et de la généalogie institutionnelle. Spéculation graphique sur des postures corporelles dont nous n’avons de traces qu’indirectes (le mouvement ne s’enregistre que depuis peu), le dessin parfaitement anatomiste de Thomas Gilbert restitue à la fois les maintiens et les dispositions tels que l’on peut les concevoir et l’iconographie propre à chaque époque (en la matière, le plus beau passage est un court chapitre sur le macabre médiéval).
Mais les pages ne sont pas dévolues aux seules chorégraphies. La fabulation historique emmène des scènes aux couloirs, aux écoles ou aux écritoires, en s’attachant à décrire les conditions matérielles et les réseaux institutionnels entourant les performances et les rendant possible, tout en rendant hommage à celles et ceux qui en ont théorisé l’art. Même si, récit oblige, l’histoire narrée ici repose sur quelques grands individus plutôt que sur une histoire sociale de la danse, tout a été fait pour réinscrire les drames personnels de Camille et Andrea et de leurs partenaires dans un tissu plus large. Les réceptions chahutées, les métamorphoses du public, les trajectoires professionnelles des protagonistes, les pratiques collectives et les établissements pédagogiques ou de spectacle forment la manne principale des péripéties. Le plus impressionnant est que cette description des écosystèmes successifs du cinquième art * repose sur la base d’un récit fabuleux (les héroïnes n’y vieillissent pas et changent de genre, les rencontres ont toujours quelque chose du conte) qui vertèbre l’ensemble afin que cette ample matière ne se disperse pas. Le tout tient par le fil d’une quête, d’une recherche toujours relancée d’un renouvellement des pas et des poses.
Les deux éternelles danseuses rencontrent Pylade, Louis XIV, Auguste Vestris, Geneviève Gosselin, Loïe Fuller, Colette, Nijinski, Martha Graham, Yvonne Rainer, Pina Bausch ou Anna Halprin, lesquels ne forment qu’une mince partie du contingent historique croisé le long de cette route. Chacun·e y défile avec la rupture ou la nouveauté qu’elle ou il a apportée, dans une fable si soucieuse de légèreté qu’elle déleste presque excessivement les explications techniques au profit de la dramatisation des inventions. Si le post-scriptum invite à consulter l’ouvrage dont le livre est adapté, on peut parfois regretter, si l’on aime le savoir en texte, que cette Histoire dessinée de la danse ait tant écarté les encarts explicatifs, ne serait-ce que du vocabulaire, et même si cela est au profit d’un récit d’autant plus fluide qu’elle prend soin d’« aventurer » le savoir, si l’on veut, de le muer en drame et d’en faire une épopée culturelle et corporelle. Cet aspect en rend la lecture captivante, en même temps qu’il ajoute une pierre au genre trop peu investi du conte historique. C’est dire que son intérêt touche aussi bien à l’histoire de la danse et du corps qu’à un certain art narratif que l’on doit saluer.
* Selon la classification du philosophe Etienne Souriau (1892-1979).
Une Histoire dessinée de la danse. Laura Cappelle (scénario). Thomas Gilbert (dessin). Seuil. 256 pages. 27 euros.
Les dix premières planches :