Piments zoizos, la quête identitaire des enfants oubliés de la Réunion
L’avènement de la Ve République et le volontarisme de son créateur n’ont pas aplani toutes les difficultés de la France de manière providentielle. Solidement épaulé par l’historien Gilles Gauvin, Tehem a choisi d’évoquer, dans Piments zoizos, un dossier sensible de la politique démographique française pendant les Trente Glorieuses : celui des enfants réunionnais soustraits à leur milieu familial pour être envoyés en métropole. Les héros de cette chronique douce-amère disent avec cœur et justesse combien résoudre la misère par le truchement de l’administration peut s’avérer chaotique et douloureux pour tous les maillons humains engagés dans un processus d’adoption.
La Réunion, sa nature puissante et généreuse, sa biodiversité unique, son peuplement atypique… Parmi les départements français d’Outre-Mer, cette île de la taille des Yvelines possède une trajectoire démographique singulière. Déserte jusqu’au milieu du XVIIe siècle, elle se peuple d’abord de travailleurs venus cultiver les caféiers au XVIIIe siècle, puis la canne à sucre à partir de 1815. Grossie d’une forte cohorte de bagnards (dont des enfants), d’esclaves (jusqu’à l’abolition de 1848) puis « d’engagés » malgaches, africains et chinois pendant tout le XIXe siècle (pour compléter les effectifs des affranchis), la population se développe cependant surtout au siècle suivant. D’environ 175 000 habitants à la veille de la Première Guerre mondiale, elle grimpe à 350 000 en 1961. Surtout, et c’est un bouleversement lourd de conséquences, la Réunion cesse d’être une terre d’immigration. En 1959, sa démographie est « galopante » (l’île est en pleine transition démographique, son taux de natalité atteint 44‰ en 1963), « son économie repose [toujours] sur la monoculture sucrière », « les jeunes de moins de vingt ans représentent 54% de la population totale, contre 33% en métropole ». Un certain Michel Debré, élu député* de l’île en mai 1963, résume froidement la situation en une formule choc : La Réunion est « un département en voie de développement ». « La lutte contre ses difficultés » exige « une politique de longue haleine et spécifique » s’attaquant aux « problèmes structurels** » dans les champs démographique, économique et social. Vaste programme.
Celui qui envisage des solutions globales pour La Réunion a une vision toute jacobine de ses problèmes. En tant que Premier ministre, Michel Debré a imaginé dès 1959 ce qui devient le BUMIDOM*** en juin 1963. Schématiquement, cet organisme entend soulager des zones en surcharge démographique (les DOM) en transférant le trop-plein de jeunes vers des zones moins dynamiques en métropole. Avantages supplémentaires : les foyers de départ ne pouvant proposer du travail à tous leurs habitants, ces « migrants » volontaires, en améliorant leur sort personnel, contribuent à diminuer la misère sur leur île et enrichissent leur région d’arrivée. Perspective encore plus satisfaisante pour un grand commis de l’État comme Michel Debré : cette action publique poursuit la politique d’aménagement du territoire engagée après les constats effectués par le géographe Jean-François Gravier en 1947. Dans une forme de continuité, la DDASS locale va alors envisager un prolongement de cette politique au degré inférieur de la pyramide démographique. Ainsi, tous les enfants réunionnais en danger dans leur milieu familial deviennent de potentiels candidats à l’adoption en métropole. Ils sont d’abord extraits de leur environnement quotidien pour diverses raisons, toutes codées dans le jargon administratif (« orphelins », « abandonnés », « retirés temporaires » ou « en garde », comme expliqué page 49). Pour leur protection, ils sont ensuite placés dans des foyers (comme l’APEP, page 51) des centres ou des institutions religieuses (pages 19-20). C’est là qu’intervient l’étape qui fâche : chaque enfant jugé « adoptable » par un conseil de famille ad hoc (pages 31-32) devient pupille de l’État et se voit attribuer une identité provisoire qui fait fi de son patronyme et qui, en cas d’adoption plénière, sera à son tour effacée par l’attribution du nom de la famille adoptante. De tout ceci, reste un aspect non-négligeable, mais qui n’effleure sans doute pas les technocrates parisiens : que dire à des personnes dépossédées de leur identité légale puis personnelle par une administration dont la préoccupation majeure est de justifier les crédits alloués par un état accusé dès les années 1960 de relents néo-colonialistes par les autochtones ?
Une autre façon de poser la question est d’écouter les témoignages de Réunionnais ou d’autres ultramarins**** qui sont remontés à la surface à partir de 2013*****, au moment de commémorer le cinquantenaire de la mise en place du BUMIDOM. Ce sont les paroles de ces Réunionnais que Tehem a entendues. Très attaché à l’île de son enfance, déjà l’auteur de plusieurs ouvrages l’ayant choisie pour cadre (dont Les Chroniques du Léopard, publié en 2018), Tehem s’empare de cette page d’Histoire réunionnaise qui s’inscrit dans l’Histoire nationale. Son dialogue avec l’historien Gilles Gauvin, en préambule de l’album, expose les limites historiques et scénaristiques qu’il s’est fixées. Il veut parler de ces vies brisées, des carences de l’ASE (Aide Sociale à l’Enfance), des procédures administratives à mettre en œuvre pour respecter les règlements édictés en langage technocratique, mais sans déclencher de vaines polémiques. Il ne fait donc pas d’allusion à la stèle inaugurée en novembre 2013 à la mémoire des enfants de la Creuse à l’aéroport de Saint-Denis et ne mentionne Jean-Jacques Martial, qui a porté plainte contre l’État français en 2000, qu’au travers d’un court extrait (page 63) de son livre (Une enfance volée, éditions les Quatre Chemins, 2003). Pour concilier rigueur dépassionnée de l’Histoire et rythme d’un récit en bande dessinée, il choisit une fiction réaliste à hauteur d’hommes et d’enfants, en croisant les destins de Jean, le jeune migrant malgré lui et de Lucien Hérant, fonctionnaire affecté en premier poste à la préfecture de Saint-Denis. Pour étoffer le scénario, il dote Jean d’une petite sœur Madeleine et du copain « à la vie à la mort » Michel, rencontré au foyer de l’APEP (Association des Pupilles de l’École Publique). Grâce à cette galerie minimaliste, qu’il encercle des petites troupes de l’ASE, du BUMIDOM et de la préfecture et qu’il immerge dans le biotope local par une série maîtrisée de flash-backs, il peut tenter de restituer l’odyssée d’un enfant réunionnais dont on a sciemment « oublié » l’origine et qui voudrait simplement revenir chez lui et en lui.
Cette affaire des « enfants oubliés de la Réunion » colle un peu au département de la Creuse, alors que ce dernier n’a accueilli que 10 % des mineurs transplantés (page 63). Certes, c’est peut-être le département qui a le plus été ciblé par la politique de « repeuplement », parce qu’il est l’une des premières régions métropolitaines en mal de bras (après avoir été, paradoxe de l’Histoire, un grand pourvoyeur de maçons saisonniers au XIXe siècle). Mais Tehem, là encore, n’incrimine personne. La couverture de l’album montrant Jean et Didi, main dans la main, dans un paysage enneigé, les yeux écarquillés, semblant marcher vers nulle part traduit moins le goulag creusois que le choc psychologique éprouvé par tous les gamins quand ils sont passés, sans aucune préparation, de leur famille au foyer, puis du foyer à l’aéroport avant d’arriver dans un monde inconnu et forcément hostile au premier abord.
D’un sujet aussi délicat, Tehem a tiré un album qui tient en haleine. Son talent pour créer des héros attachants s’illustre dès les premières pages. Cependant, même si le ton demeure volontairement léger, il ne tombe pas dans l’angélisme. Jean et Michel croisent des salauds qui les maltraitent, dans les foyers d’accueil réunionnais ou les campagnes françaises. Toutes proportions gardées, il montre sans fard la routine des conseils de famille et les tournées de ramassage effectuées par l’assistante sociale de l’ASE, qui tient tellement à se faire appeler par son prénom pour humaniser sa mission. L’opiniâtreté de « Zean », la candeur de Didi, la loyauté de « Missel », la truculence des dialogues en créole et un dénouement subtil, autant de bonnes raisons qui convaincront le lecteur qu’on peut aborder un sujet aussi grave sous des angles moins tranchants que le moralisme ou la culpabilisation.
*: La crise institutionnelle à propos de l’élection du président de la République au suffrage universel a entraîné la dissolution de l’Assemblée nationale du 10 octobre 1962 et des élections législatives anticipées en novembre. Rude année pour Michel Debré, démis, vaincu, mais loyal au Général. L’annulation du scrutin législatif à la Réunion et l’amitié d’un sénateur local lui offrent un parachutage qui prend corps en mai 1963. « Bonzoreil » (surnom dont l’affublera Le Canard Enchaîné, de « zoreil », le surnom créole des métropolitains) conservera son mandat de député de la Réunion pendant 25 ans, tout en étant maire d’Amboise de 1966 à 1989 et conseiller général d’Indre-et-Loire.
**: Les données entre guillemets dans ce paragraphe proviennent de l’article de Gilles Gauvin, « Michel Debré et La Réunion : la force des convictions jacobines », in Revue française d’histoire d’outre-mer, tome 86, n°324-325, 2e semestre 1999, consultable ICI .
*** : Ce BUreau pour le développement des MIgrations dans les Départements d’Outre-Mer voit le jour en juin 1963. Dans ses statuts figurent les objectifs de « contribuer à la solution des problèmes démographiques intéressant les DOM », et se donne pour missions d’informer les futurs migrants, de les former, de permettre
le regroupement familial et de créer et gérer des centres d’accueil.
**** : Les éditions Steinkis ont publié en 2017 Péyi an nou, de Jessica Oublié et Marie-Ange Rousseau, un roman graphique qui relate l’influence du BUMIDOM sur le parcours des parents antillais de la scénariste.
***** : L’article d’Elsa Sabado, publié le 17 décembre 2013, fait le tour de la question mémorielle. Il contient des références solides et des liens pour aller plus loin dans la compréhension du mal-être de ces déracinés dont certains se considèrent même comme des déportés. Le 18 février 2014 a été votée une délibération à l’Assemblée nationale qui reconnaît que le placement des enfants réunionnais en métropole ayant insuffisamment protégé le droit des enfants et que l’État ayant manqué à sa responsabilité morale envers ses pupilles, il doit tout « mettre en œuvre pour permettre aux ex-pupilles de reconstituer leur histoire personnelle ».
Piments zoizos. Tehem (scénario et dessin). Steinkis. 160 pages. 18 euros.
Les 10 premières planches :