Primo Levi : un rescapé des camps de la mort raconte la Shoah à des bambini
Contrairement à ce que suggère ce titre, Matteo Mastragostino et Alessandro Ranghiasci ne nous livrent pas une biographie dessinée du plus illustre rescapé italien d’Auschwitz. Cet album jeunesse met sobrement en scène l’intervention imaginaire de Primo Levi dans une école primaire turinoise. Son récit, que renforcent des dessins sans fausse pudeur, entend perpétuer le dialogue intergénérationnel sur l’Holocauste, afin de préparer l’humanité à l’inéluctable disparition des derniers survivants.
Lorsque l’opportunité s’offre à eux, les enseignants hésitent rarement à laisser des témoins fiables raconter l’Histoire à leurs élèves. La période 1940-1945 s’inscrit parfaitement dans cette démarche. En France, qui mieux que ceux qui ont vécu la montée des populismes dans les années 1930, la « drôle de guerre », la débâcle de juin 1940 puis l’Occupation, pour aider la jeunesse à appréhender la réalité quotidienne des populations ballotées dans les tourments de la Seconde Guerre mondiale ? Cette volonté de témoigner dans les établissements scolaires a été incarnée, jusqu’à son dernier souffle, par Lucie Aubrac.
Dans cet album, Matteo Mastragostino imagine comment, de l’autre côté des Alpes, un grand témoin aussi indiscutable aurait pu s’adresser à des enfants pour éveiller leur conscience. Cet instituteur d’un jour se nomme Primo Levi. C’est peu dire que sa vie a basculé un certain jour de décembre 1943, lorsqu’il est arrêté avec son petit groupe de partisans dans le Val d’Aoste. Sommé par la Milice fasciste de choisir le motif de son arrestation, il préfère se dénoncer comme Juif et non comme résistant, ce qui lui sauve temporairement la vie mais lui vaut d’être déporté dans le camp de Fossoli, près de Modène. Ce qu’il va raconter aux enfants, dans un premier temps déçus de voir un vieux monsieur n’ayant jamais tiré le moindre coup de feu, c’est en substance son expérience concentrationnaire, qu’il a décrite dès 1947 dans Si c’est un homme*.
En parcourant les quelques pages éclairantes que le scénariste a placées en annexe, on comprend vite l’admiration éprouvée par Mastragostino pour Levi. Il a dix ans lorsqu’il apprend sa disparition en 1987. Il a lu plus tard tout ce que Levi a écrit sur sa vie. Il veut, à son tour, propager et relayer le discours de mémoire en s’inspirant du témoignage brut d’un rescapé. La mise en scène d’un retour dans l’école turinoise où Levi fut lui-même élève, s’adressant à des enfants qui ont l’âge de Mastragostino en 1987, s’est imposée comme une évidence.
Et que raconte-t-il, ce héros dans un premier temps rabroué par des bambini formatés aux films d’action, qui pensent qu’un bon résistant est avant tout un dynamiteur ou un commando ? Avec l’aval de l’institutrice, Levi évoque progressivement tous les stades de son calvaire. Délation, arrestation, déportation dans les wagons à bestiaux… Au bout de cinq jours interminables, arrivée à Auschwitz le 22 février 1944 et passage du portail orné de la sinistre devise “Arbeit macht frei“. Tatouage, internement dans le Lager (camp de travail) et les baraquements, étape glaçante de la selekcja (sélection) lorsque les effectifs débordent. L’ultime étape, l’extermination proprement dite débutant par le passage dans les chambres à gaz puis l’incinération dans les fours crématoires, n’est pas épargnée aux enfants. Le cri du jeune Cesare, stupéfait que les prisonniers ne se soient pas révoltés, résonne alors comme un cri de douleur et d’impuissance.
Mais Levi explique aussi pourquoi et comment lui a survécu. D’abord parce qu’il n’a jamais été seul dans cet enfer. L’amitié d’Alberto Dalla Volta, son compagnon de paillasse pendant six mois, sa rencontre avec Lorenzo Perrone, un maçon piémontais qui lui procure vêtements et nourriture sont autant de fils ténus qui le raccrochent à la vie et entretiennent, intacte, sa foi en l’humanité. Levi n’hésite pas non plus à rappeler comment ses diplômes de chimie et sa connaissance de l’allemand lui ont permis d’intégrer le Kommando 98, un peu moins maltraité que le commun des déportés. Ces petits riens mis bout à bout, cette certitude qui le pousse à envisager l’après-Lager le maintiennent en vie et lucide. Fabrique-t-il jour après jour une forme de résilience ? Car dans les camps, le corps n’est pas le seul à souffrir. Lors du génocide, l’une des plus grandes perversités nazies fut de transformer certaines des victimes en bourreaux. Ainsi, il y eut bien deux catégories de prisonniers dans ces usines de mort, les uns prêts à opérer eux-mêmes le tri qui épargnerait la vie des autres parmi les déportés entrant à Auschwitz. Survivre, mais en perdant son âme. Les sanglots de Primo Levi quarante années plus tard, sont là pour rappeler cette vérité : la déportation est une condamnation à perpétuité, et le matricule tatoué sur son avant-bras le renvoie lui, le survivant, à cette étrange et douloureuse culpabilité d’en être sorti. La reconnaissance du génocide comme crime contre l’humanité lors du procès de Nuremberg
n’efface pas l’expérience de l’indicible.
« Répétez [ces mots] à vos enfants / Ou que votre maison s’écroule / Que la maladie vous accable / Que vos enfants se détournent de vous.* » Nul doute que les auteurs ont médité les derniers vers du poème inaugural de Si c’est un homme. On pourra trouver facile la réaction des enfants aux larmes de Levi lorsqu’il achève sa leçon, ébranlé par son remords. On pourra aussi juger convenue la séquence finale du dialogue avec l’institutrice, qui n’est pas sans rappeler les dernières paroles du Nuit et Brouillard d’Alain Resnais sur la guerre et la menace ne dormant que d’un œil. Mais, fidèles aux vers de Levi et à son intention d’écrire tout ce qu’il n’a jamais pu dire à personne, Matteo Mastragostino et Alessandro Ranghiasci offrent un album clair et documenté pour une première approche de l’incommensurable.
* Se questo è un uomo, éditions Einaudi, 1958, publié en français sous le titre Si c’est un homme, traduction par Martine Schruoffeneger, éditions Julliard, 1976, assortie d’une postface de l’auteur en 1987.
Primo Levi. Matteo Mastragostino (scénario). Alessandro Ranghiasci (dessin). Marie Giudicelli (traduction). Steinkis. 118 pages. 16€
Les 5 premières planches :
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