Prince Valiant : Moyen Âge, western et postérité
Avant de fêter les 80 ans de la série l’année prochaine, Cases d’Histoire accueille William Blanc (historien correspondant à l’EHESS (L’École des hautes études en sciences sociales) et membre de la rédaction du magazine Histoire et Images médiévales) pour parler de Prince Valiant. William Blanc, qui travaille sur les représentations du Moyen Âge à l’époque contemporaine et notamment dans la culture populaire, souligne la double inspiration d’Harold Foster pour cette série élevée au rang de classique : la geste arthurienne et le patrimoine historique des États-Unis.
En 1937, King Feature Syndicate publie la première planche de Prince Valiant d’Harold Foster. Au rythme d’une page par semaine, cette bande dessinée est toujours éditée de nos jours. Un exploit rarement atteint par d’autres œuvres du 9e art, même dans les comics ou les mangas. Une telle popularité, relancée en partie par les rééditions complètes de la série par Fantagraphics pour son 75e anniversaire, s’explique en grande partie par le fait que le travail d’Harold Foster s’appuie sur deux mythes ancrés dans l’inconscient collectif américain : le Moyen Âge, plus spécifiquement la légende arthurienne, et le western.
Le roman du Graal est en effet très populaire aux États-Unis. Au début du XXe siècle, une version expurgée des exploits des chevaliers de la Table ronde, illustrée par Howard Pyle, connaît un succès retentissant, au point de susciter l’intérêt du président Theodore Roosevelt. N. C. Wyeth, l’un des élèves de Pyle, dessinera lui aussi sa propre adaptation de la légende dans les années 1920. Harold Foster, lorsqu’il s’attaque au mythe au milieu des années 1930, s’appuie donc sur une matière déjà existante. On retrouve d’ailleurs dans nombre de ses cases, des plans et des visages (par exemple celui du chevalier Gauvain) directement inspirés de Pyle. Néanmoins, l’auteur de Prince Valiant innove. En effet, loin de reprendre le récit arthurien traditionnel, il y ajoute des éléments de son cru, notamment le héros principal éponyme, un jeune garçon venu de la lointaine terre de Thulé et débarquant à peine dégrossi à la cour de Camelot. Ce procédé permet de créer un pont entre les jeunes lecteurs américains et le monde médiéval lointain. Mais l’origine de Valiant n’a pas seulement une fonction narrative. Face à la cour de Camelot représentant les valeurs traditionnelles, le garçon incarne les valeurs de liberté et d’individualisme central dans le discours politique américain. La jeunesse du héros ressemble d’ailleurs en tout point au récit des premiers colons débarquant dans le Nouveau Monde au début du XVIIe siècle. Fuyant la tyrannie d’un usurpateur, lui et son père s’installent sur une terre rude, et, confrontés à des indigènes barbares (des Bretons qui ressemblent beaucoup aux Amérindiens), ils bâtissent un fort fait de rondins de bois qu’il n’aurait pas été incongru de retrouver dans un roman de Fenimore Cooper.
De cette vie d’homme de la Frontière, digne de celle des cowboys des westerns, Valiant garde un solide sens de l’indépendance. Ne restant jamais à la cour arthurienne, il part sur les routes et dans la vieille Europe pour apporter la démocratie et combattre les injustices. Harold Foster, qui a été chercheur d’or dans l’Ouest canadien au début du XXe siècle, se sent lui-même à l’étroit dans les quatre murs de Camelot. Aussi finit-il par envoyer son personnage à la découverte de l’Amérique, transformant ainsi son récit arthurien en récit d’aventures de l’Ouest. Pendant plus d’un an, entre janvier 1947 et avril 1948, Valiant explore le Nouveau Continent, dialogue avec les Amérindiens. Un chevalier de la Table ronde devient ainsi le premier des pionniers des grands espaces et en vient à incarner, avec sa femme Aleta et son fils Arn, né durant le voyage, les citoyens américains originels. Ce propos n’a rien d’innocent. Depuis le XIXe siècle, nombre d’auteurs ont en effet comparé les cowboys à des nouveaux chevaliers venus apporter la civilisation à un territoire hostile. Ce faisant, ils légitimaient leur mythologie nationale en l’appuyant sur un archétype légendaire populaire en Europe. La geste de Valiant s’inscrit donc dans une longue tradition qui donne aux États-Unis une origine bien plus ancienne que la révolution de 1776.
S’inspirant des grandes mythologies des États-Unis, Prince Valiant a connu une énorme popularité tout au long des années 1940 et 1950, au point qu’en 1954, la bande dessinée sera adaptée au cinéma par Henry Hathaway (par ailleurs réalisateur de nombreux westerns) avec Robert Wagner dans le rôle-titre. Mais l’influence de l’œuvre d’Harold Foster, qui ne lâchera ses pinceaux qu’à l’aube des années 1970 après plus de trente années de labeur, rendant chaque semaine une page originale, est également importante au sein du 9e art. Jack Kirby, le “roi” des comics, s’en est largement inspiré. L’aspect de son anti-héros arthurien The Demon, créé pour DC Comics en 1972 est ainsi tiré d’un déguisement porté par Prince Valiant dans un épisode daté de 1937. Outre des hommages directs, Valiant inspire également des caricatures, comme Prince Violent, publiée dans le numéro 14 du magasine Mad en 1954.
Mais c’est en Europe que la bande dessinée d’Harold Foster suscite le plus d’émules. En France tout d’abord où, par crainte de l’impérialisme culturel américain, l’équipe de la publication de jeunesse Vaillant, proche du parti communiste français, développe dès 1947 son propre chevalier arthurien, Yves le Loup, créé par René Bastard au dessin et Jean Ollivier au scénario. Cette série, qui sera publiée jusqu’en 1965, s’éloigne vite de son modèle. Autant Valiant est respectueux du roi Arthur et de l’Église chrétienne, autant Yves se confronte souvent avec son souverain, la Table ronde et les évêques. Cette vision décapante incite la presse de jeunesse liée aux milieux catholiques à proposer leurs propres versions du héros d’Harold Foster. Ce sera Chevalier Ardent, bande dessinée policée de François Craenhals apparaissant dans les pages du journal Tintin en 1966. D’autres pays d’Europe ne sont pas en reste. Aux Pays-Bas et en Belgique néerlandophone, Hans Kresse publie entre 1946 et 1964 Eric de Noorman (connu en France sous le nom d’Éric le Brave) qui s’éloigne lui du légendaire arthurien (même si le souverain de Camelot apparaît parfois). En Espagne, en 1956, la très populaire série de BD El Capitán Trueno (“Le capitaine éclair”) créée par Víctor Mora Pujadas s’inspire elle aussi non seulement de l’esthétique de Prince Valiant, mais aussi de son propos. À l’instar du personnage d’Harold Foster, véritable américain moderne n’hésitant pas à en remontrer aux aristocrates féodaux, le chevalier espagnol est lui aussi un ferme défenseur des droits humains. Un propos qui vaudra à cette bande dessinée quelques ennuis avec la censure franquiste. Quant à Johan, le héros de Peyo, son visage ressemble à celui du prince de Thulé. Hasard ? Coïncidence ? Comme les pages de Prince Valiant, la liste des émules d’Harold Foster semble sans fin.
William Blanc