Révolution, liberté : une (re)lecture populaire des événements de 1789
Vaste projet que celui de Florent Grouazel et Younn Locard ! Solidement épaulés par leur éditeur Actes Sud / L’An 2, ils se lancent le défi d’évoquer les grandes heures de la Révolution française. Au lieu d’ancrer leur scénario dans une vision académique des événements de 1789, ils prennent le parti d’un récit à hauteur d’hommes et de femmes du peuple parisien, d’une incontestable originalité. Dans un style fluide et rigoureux, à partir de quelques trajectoires individuelles à peine romancées, les auteurs font souffler le vent de l’épopée sur ce moment décisif de l’Histoire.
Après avoir placé leur travail de recherche sous l’égide d’illustres historiens français et étrangers, lointains précurseurs (comme Michelet) ou plus contemporains (parmi eux Michel Vovelle, François Furet, Thimoty Tackett ou Arlette Farge), Florent Grouazel et Younn Locard s’abstiennent de toute pesanteur encyclopédique mais entendent bien rappeler le cadre rigoureux de leur fiction. Pour ce faire, le personnage inventé de Nathanael Pym, sorte de synthèse entre Louis Sébastien Mercier* et Arthur Young**, nous livre à chaque entame des onze chapitres, des extraits de son imaginaire Tour de France, rédigé au cœur des événements qu’il vit en tant que témoin privilégié. Il nous rappelle ainsi utilement la situation du royaume de Louis XVI et son agenda entre avril et octobre 1789 : la tenue des États Généraux pour examiner les doléances des sujets de sa Majesté, le vide abyssal des caisses publiques, le poids démesuré de la Cour et de son cercle de profiteurs, la dimension coloniale de l’économie du Nouveau Monde quand celle de l’Ancien végète, la nervosité du peuple parisien obnubilé par le coût du grain et sa promptitude à réagir lorsqu’il sent une menace susceptible d’aggraver la disette. À la fin d’août 1789, la rédaction d’une Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, à portée universelle, n’a d’autre but que d’apaiser les tensions persistantes d’une révolution déjà multiple.
Or, comment rendre compte de l’impact des événements qui s’enchainent à toute allure à partir de l’émeute et du pillage de la manufacture Réveillon fin avril ? Grâce à l’unité à peine déformée de temps et de lieu, Grouazel et Locard promènent leurs personnages sur les différents théâtres du Paris qui s’enflamme lorsque les espoirs suscités par les États Généraux s’estompent peu à peu. Si le problème posé par la persistance anachronique d’une monarchie absolue de droit divin au pays des Lumières n’est pas négligeable, les auteurs entendent rappeler une autre évidence : les idées, aussi progressistes soient-elles, des esprits éclairés débattant à Versailles ne nourrissent guère la plèbe parisienne. L’urgence des uns n’est pas, loin s’en faut, celle des autres. Et même si, à terme, le combat pour l’abolition des privilèges tend vers une réduction des injustices fiscales donc sociales, il ne pourra jamais produire d’effets immédiats, donc satisfaire hic et nunc celles et ceux qui ne savent pas de quoi leur lendemain sera fait.
Les déambulations d’Abel Le Goazre de Kervélégan, (fictif) noble breton venant visiter son frère jumeau Augustin (quant à lui bien réel), très impliqué comme député aux Etats Généraux, offrent au lecteur l’occasion de s’immerger dans un Paris grouillant, bigarré, parcouru par les nouvelles, les rumeurs, les placards et les caricatures. Ses habitants subissent déjà les effets d’une circulation ralentie par les goulets d’étranglement des ponts et des barrières de l’octroi, sans compter la taxation insupportable que ce passage aux barrières fait subir aux denrées. Que l’Assemblée de Versailles se soit proclamée nationale n’empêche pas la flambée des cours du pain. Mais lorsque ceux qui souffrent déjà apprennent simultanément le renvoi du Contrôleur des Finances Necker, dont le programme tenait tout entier dans la promesse de ne pas aggraver la pression fiscale, et l’encerclement de Paris par des troupes suisses et allemandes, la rue s’embrase. Au cœur de cet album qui prend le temps de faire monter la tension, se situe le remarquable récit des événements du 12 au 14 juillet. Faire disparaitre physiquement les barrières de l’octroi pour empêcher matériellement toute taxation du pain (qui n’a jamais été aussi cher depuis un siècle), se procurer des armes aux Invalides puis des munitions et de la poudre à la Bastille pour s’opposer aux troupes royales qui n’ont pas hésité à charger dans le Jardin des Tuileries le 12 juillet, voilà sans calcul préalable le programme de ceux qu’on appelle pas encore les Sans-Culottes parisiens. Il n’est pas dans l’intention des auteurs d’exalter les pulsions sanguinaires de quelques-uns et jamais ils ne tombent dans le piège d’une quelconque justification. Force est de mentionner, néanmoins, la place ordinaire de la violence (et des exécutions sommaires) dans les « émotions » populaires d’Ancien Régime. En quelques pages bien senties, par la voix de Nathanaël Pym, ils disent aussi qu’en ces temps troublés de l’été 1789, elle devient une arme politique entre les mains de ceux qui n’en ont pas d’autre à leur disposition pour se faire entendre et respecter.
Dans cet album enfin, les auteurs ont opté pour des personnages fictifs évoluant dans une trame serrée au gré du scénario. Ils n’ont pas négligé la dimension épique du sujet abordé. Or à toute épopée ses héros… et ses héroïnes. Désireux de placer dans la lumière celles et ceux qui sont perpétuellement rejetés dans l’ombre de la masse, Grouazel et Locard mettent à l’honneur une grande oubliée des journées révolutionnaires de 1789, la dénommée Louise-Renée Leduc, alias Reine Audu, fruitière de son état, « reine des Halles », femme de cœur, organisatrice de soupes populaires et cheffe dans l’âme. Dans la veine d’un Alexandre Dumas ou d’un Victor Hugo, les auteurs mettent à la tête des insurgés parisiens un Fort des Halles, Joseph, dont on pressent la fibre « valjeanesque » et un bretteur exceptionnel, Nicolas, enrôlé bientôt dans la Garde Nationale. Ce premier tome de Révolution doit aussi beaucoup à la bassesse et au désir de revanche sociale du sieur Jérôme Laigret, obscur pamphlétaire au talent sans doute jamais reconnu, et qui va se complaire dans la contre-révolution vite à l’œuvre dans le cercle proche d’un roi dépassé par les événements***.
Au bout de ces 320 premières pages dédiées à la Liberté, on se prend à espérer des jours meilleurs pour Louison, Marie, Joseph et leurs compagnons. Rigueur historique oblige, leurs aventures promises dans le deuxième tome (Égalité) puis le troisième (Ou la mort) se feront l’écho du grand moment d’illusion unitaire du 14 juillet 1790 (la Fête de la Fédération célébrant l’unité de la Nation). Viendra pour le peuple le temps douloureux du divorce avec les élites persuadées d’avoir triomphé de l’Ancien Régime parce qu’elles dictent en partie leur volonté au Roi. À quatre mains, Grouazel et Locard ont trouvé une voie originale et convaincante pour évoquer depuis la rue ce chapitre incontournable du roman national, porteur d’espoir et de grands chamboulements.
* : auteur d’un Tableau de Paris en douze volumes, publiés entre 1781 et 1788. Dans cette œuvre, Mercier livre une véritable étude de mœurs du Paris prérévolutionnaire, dont l’intérêt ne fera que croître chez ceux qui ont pu y déceler les prémices de la Révolution.
** : auteur de Voyages en France en 1787, 1788 et 1789, véritable instantané d’une société au bord de l’implosion. Il dépeint notamment la fracture juridique et mentale entre noblesse et roture, les frustrations sociales au sein de chaque ordre et surtout la colère rampante du peuple urbain qui subit la cherté des produits alimentaires à cause des mauvaises récoltes successives et des stratégies des accapareurs de grain.
*** : Louis XVI a de plus évalué la portée des événements de la mi-juillet avec un mois de recul, comme il avait coutume de le faire en rédigeant son journal. La Grande Peur qui agite alors son royaume l’a certainement incité à minimiser la portée de ce moment de fièvre populaire, précédé et suivi de beaucoup d’autres en cet été 1789.
Révolution T1 liberté. Florent Grouazel et Younn Locard (scénario et dessin). Actes Sud / L’An 2. 328 pages. 26 €
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