Révolutionnaires ! Quand des gamins des rues nantaises inventent la fraternité en 1792
Régis Hautière et Xavier Fourquemin ont choisi la période de la Révolution française pour évoquer ce que pèsent concrètement la Liberté et l’Égalité dans les esprits d’enfants ayant d’abord à cœur de survivre dans les rues. Dans cette saga qui débute à l’époque où la France s’apprête à se débarrasser de la monarchie (été 1792), trois gamins des bas-fonds nantais recueillent puis prennent sous leur aile une jeune aristocrate menacée par un oncle cupide. Ce « club des quatre » va devoir se frotter à de nombreux adversaires avantagés par leur statut d’adultes. Ce premier tome scelle leur pacte de fraternité, dans une ville de Nantes qui sera bientôt un enjeu stratégique de la guerre cantonnée pour l’heure aux frontières du Nord et de l’Est.
Fort de son expérience réussie dans l’univers de la première guerre mondiale*, Régis Hautière embarque cette fois son public (jeune et moins jeune) dans un autre tourbillon de l’Histoire : celui de la Révolution française. Dans cette période épique, il choisit d’immerger ses héros de papier dans un contexte riche de perspectives. En cet été 1792, en effet, tous les patriotes de France vibrent et tremblent aux échos des combats que l’armée révolutionnaire inexpérimentée livre aux troupes prussiennes et autrichiennes sur les frontières. Nantes, bien que très éloignée des champs de bataille, offre de belles perspectives au scénariste. Elle est ce port atlantique dont le cœur bat depuis des décennies au rythme du commerce avec les Antilles et Saint-Domingue (et de la traite négrière afférente, bien que ce volet du commerce triangulaire ne soit évidemment pas assumé à l’époque). Elle est aussi, et même plus encore par sa proximité de l’océan, une ville dont l’air rend plus libre, comme l’affirme le vieil adage médiéval. Elle est enfin cet enjeu hautement stratégique du futur soulèvement vendéen : l’échec des troupes commandées par Jacques Cathelineau à prendre la cité des Ducs de Bretagne le 29 juin 1793 marquera, selon certains historiens, le tournant décisif dans la guerre civile à l’Ouest, voire dans la poursuite du conflit contre les puissances européennes coalisées désormais privées de toute tête de pont en Bretagne pour prendre la République à revers.
Ce qui tire le scénario de Régis Hautière vers un lectorat plutôt jeune est la possibilité pour lui de s’identifier à Célénie, dix ans à peine, issue de la noblesse, obligée de fuir dans l’urgence son milieu familial ou ce qu’il en reste. Son père, le comte de Montencourt, a été tué « pendant les événements de 1789 » (page 34). La réputation de ce seigneur et les circonstances de son décès sont parvenus aux oreilles de la pègre nantaise (le comte a été « tué par les Sans-Culottes qui ont envahi son domaine », page 39). La pauvre enfant, qui, au début de l’album, voit mourir sa mère sous ses yeux lors de l’attaque de son carrosse en forêt de Sautron, devient donc une riche héritière malgré elle. Son précepteur, monsieur Lalouette, parvient à s’enfuir avec elle juste après l’assaut. Tous deux gagnent la ville de Nantes, où vit l’oncle de Célénie, le marquis de Valoire. Hélas, en croyant la sauver, monsieur Lalouette la livre à un être cupide et sans scrupule, monarchiste réactionnaire, enrichi par le commerce triangulaire (page 39), en froid avec feu son frère depuis que ce dernier avait épousé une roturière, bref, le méchant intégral sur qui va se cristalliser la figure du Mal dans la construction de l’intrigue.
Pour échapper au simplisme manichéen, Hautière a imaginé une petite bande bigarrée de gosses des rues nantaises, plus précisément celles du Bouffay. La plus proche de Célénie par le genre et la taille de l’arbre généalogique se nomme Mélina. Son entrée en scène (page 24) en impose à ses mâles camarades, peu sensibles a priori au désespoir d’une enfant bien née. Mélina incarne incontestablement la figure de chef dans la petite bande. Pour Célénie, elle devient aussi une confidente et une amie. C’est à elle qu’elle raconte son « père marin » et sa naissance de « l’autre côté de l’océan » avant son placement en nourrice à Nantes (page 34). Les deux autres membres du ce « club des quatre » forment un duo plein d’audace et d’astuce. Il vivote en pratiquant le plus souvent la mendicité sur les marchés ou en y délestant parfois le bourgeois. Leur entrée en scène dans un réjouissant numéro « du pauvre aveugle et son frère manchot » (page 16) leur attire d’emblée la sympathie du lecteur. Ceux qui vont d’instinct sauver la mise de Célénie et qui survivent dans la rue avec Mélina ont pour surnoms Pince-Mitraille et Titor. Le premier excelle dans le détroussage tout en finesse, le second est un mini-colosse à la bouille joviale et au courage digne du chevalier Bayard. Tous deux partagent des origines on ne peut plus modestes et ne pourront guère impressionner Célénie en étalant leurs armoiries : le premier a une mère alcoolique qu’il préfère fuir quand le second n’a aucun parent connu.
Une autre bande moins innocente anime les pages de ce premier tome. Comparable à la célèbre cour des Miracles parisienne, le quartier du Bouffay constitue, à l’époque, le repaire nantais de tous les mendiants et vagabonds charriés par la misère. À la tête de ce royaume se trouve le dénommé Mange-doigts, « à qui tous les gueux du Bouffay obéissent » (page 26). Structurée comme peuvent l’être les mafias actuelles, la truanderie du quartier a son territoire, ses règles, ses agents autorisés, son service d’ordre et ses mouchards. Elle ne dédaigne pas non plus accomplir des missions rémunérées pour le beau monde. Cravenne, l’homme des basses besognes du marquis de Valoire sait ainsi à qui s’adresser quand il s’agit de remettre le grappin sur la nièce en cavale. Depuis leur antre du Chien Farci, les sbires de Mange-doigts, qui vont pourchasser Célénie et ses amis dans le quartier, ont tous des trognes patibulaires à souhait et s’expriment dans un argot de la truanderie impeccable. La traque de la « mioche » dont la « daronne s’est fait empruner » prend un tout autre tour quand Mange-doigts, qui n’est pas sot, comprend que « la petite vaut mieux que les cent louis promis par Cravenne »…
En cheminant aux côtés de Célénie, Mélina, Pince-Mitraille et Titor, les lecteurs peu familiers de la vie quotidienne dans une ville provinciale à la veille de la proclamation de la République ne manqueront pas de s’instruire. En effet, le travail documentaire effectué par Hautière s’avère extrêmement solide. Un dossier « pour aller plus loin » explique avec force dates et illustrations certaines notions évoquées dans l’album. Leur apparent désordre chronologique s’explique peut-être par des impératifs de mise en page ou par une hiérarchisation des faits (la prise de la Bastille arrive en tête mais son importance est parfaitement relativisée par le rappel de faits autrement plus signifiants en amont et en aval de ce qui deviendra un symbole républicain). Quelques personnages donnent aux auteurs l’occasion de mentionner, sans forcer le trait, des données historiques clés. Le marquis cupide a ainsi pu s’enrichir en trafiquant dans le commerce triangulaire sans déroger** (page 39), le prêtre jureur à la Constitution civile du clergé n’incommode pas ses ouailles urbaines malgré sa messe en latin (pages 44-45), le commissaire du district fait régner l’ordre dans sa juridiction mais seule sa hiérarchie (le procureur général syndic) pourra lancer une procédure contre « un homme très en vue » dénoncé par une « bande de petits va-nu-pieds » (page 49). Quant à l’église Sainte-Croix, elle est parfaitement représentée dans son habit de 1792, bien avant les travaux d’agrandissement du siècle suivant. Un seul élément mérite une petite réserve sur le plan de la crédibilité historique. La mort du père de Célénie, comte de Montencourt, est imputée par son épouse aux « terribles journées de 1789 » (page 4), puis par un des hommes de Mange-doigts aux « Sans-Culottes qui ont envahi son domaine » (page 39). Si toutefois action violente il y eut dans une seigneurie bretonne en 1789, il est impossible qu’elle fût le fruit d’une action de Sans-Culottes, terme désignant plutôt le peuple des artisans et ouvriers des villes. En 1789, a fortiori, les campagnes ne s’agitèrent qu’au moment de la Grande Peur, mais la Bretagne fut épargnée. On peut alors sans peine rétorquer que la haine grandissante d’une certaine frange de l’aristocratie pour ces Sans-Culottes explique cet amalgame. C’est en tout cas ce que laissent supposer les propos du marquis de Valoire, qui les traite de « manants » ayant l’audace sacrilège de vouloir « intenter un procès au roi » (page 11). Les parents de Célénie eux-mêmes, ainsi que monsieur Lalouette, ne semblent guère priser ces individus considérés avant tout comme dangereux et contestataires de « l’ordre naturel des choses » (page 4), à savoir la monarchie exercée dans sa plénitude.
Au terme de ce premier volume, le suspense reste entier. Si le pacte de fraternité ne fait aucun doute entre les Princes Misère, qu’adviendra-t-il de Célénie, désormais pourchassée par deux partis hostiles, et dont la noblesse en plus de sa jeunesse devient un facteur aggravant à l’aube de la République ? Haut les cœurs, gamins du Bouffay ! Il va vous falloir autant d’audace et de courage qu’aux vainqueurs de Valmy pour vous sortir de la mouscaille !
* : Régis Hautière est le scénariste de La guerre des Lulus, série en cours, premier tome publié en 2013 et tome 8 à paraître en octobre 2022, aux éditions Casterman.
** : Dans la société d’Ordres, comme rappelé dans le dossier documentaire, la Noblesse a l’interdiction formelle de travailler sous peine de déchoir. Mais participer de manière financière au commerce en achetant des actions dans l’armement d’un navire est une pratique courante au XVIIIe s. Le baron de Montesquieu, par ailleurs opposé moralement à l’esclavage, ne fut pas le seul aristocrate à investir dans la traite négrière.
Révolutionnaires ! T1 Les Princes misère. Régis Hautière (scénario). Xavier Fourquemin (dessin). Amparo Crespo Cardenete (couleurs). Le Lombard. 64 pages. 12,95 euros.
Les dix premières planches :