Tropiques toxiques, Guadeloupéens et Martiniquais n’ont plus vraiment la banane !
Dans Tropiques toxiques, un bédéreportage passionnant, Jessica Oublié et Nicola Gobbi mettent au grand jour un des plus gros scandales agro-alimentaires (un de plus diront certains) de ces vingt dernières années. L’actualité récente a mis sous les projecteurs le problème de la pollution de la Martinique et de la Guadeloupe au chlordécone, un pesticide surpuissant mais aux molécules cancérigènes (produit reconnu comme cancérigène possible depuis 1979) dont l’utilisation contre le charançon du bananier a été autorisé jusqu’en 1993 dans les Antilles (mais aussi ailleurs, en Afrique par exemple).
C’est cette histoire d’un poison non indispensable que raconte Jessica Oublié – déjà autrice de la bande dessinée Péyi an nou en 2017 qui relatait le fonctionnement du BUMIDOM, le bureau de la migration antillaise en métropole, des années 1960 à 1980 – de retour en Guadeloupe. En tirant le fil de cette véritable peau de banane, on découvre les aléas de ce fruit mondialisé mais également la mise en place du système économique mondial, l’influence des lobbies sur les décideurs et une part du fonctionnement politique de la France et de ses rapports aux territoires d’outre-mer. Une histoire si riche qu’il a bien fallu plus de 240 pages, jamais ennuyeuses, pour traiter le sujet.
La BD documentaire commence par le constat du problème, effarant : utilisé de 1972 à 1993, ce pesticide cancérigène, neurotoxique et facilement dispersable (mais non dégradable !), a contaminé la quasi totalité de la population de la Guadeloupe et de la Martinique (800 000 personnes, par l’intermédiaire de certains aliments – racinaires – et animaux d’élevage) et pollué les sols ainsi que les eaux (65 % au point que la pêche en rivière fut interdite et que certaines petites entreprises d’élevage de crevettes durent fermer). Le tout peut-être pour 500 à 700 ans. Pire, le chlordécone serait responsable de malformations congénitales, de troubles du comportement chez certains enfants, d’infertilité et d’un taux de cancers de la prostate deux fois plus élevé qu’en métropole (et dont les formes sont plus agressives).
Cette bande dessinée remarquablement construite, avec des contenus augmentés lisibles sur smartphone, des dessins très colorés, avec une mise en case très variée et entrecoupés de photos, nous fait rencontrer tous les acteurs de cette tragédie, depuis les ouvriers travaillant dans les bananeraies, jusqu’aux hommes politiques les plus haut placés, en passant bien sûr par les chercheurs et les victimes, mais aussi ceux qui refusent de ne plus manger les légumes de leurs jardins, et ceux en colère contre le pouvoir des Békés, grand propriétaires issus de la colonisation, et bénéficiaires des aides aux bananeraies.
C’est ainsi tout un système qui est dévoilé à partir d’une question simple : comment un pesticide aussi nocif, auquel il existait une alternative, a-t-il pu être utilisé et donc autorisé aussi longtemps, alors qu’il était interdit depuis des décennies en métropole ? La réponse tient dans l’importance de la banane pour l’économie antillaise (un tiers des actifs, 46 % de la production agricole et 50 % des exportations en valeur). Pour éviter que la concurrence (surtout des bananes américaines) ne liquide la filière, l’Union européenne donne en 1992 un accès préférentiel sur son territoire aux bananes de ses pays membres (surtout la France et l’Espagne). Mais cette décision se double en France d’un accord dérogatoire à l’utilisation du chlordécone. Les propriétaires de bananeraies, dont les stocks de ce pesticide sont très importants, profitent de l’occupation et du blocage de l’aéroport de Fort-de-France-Le-Lamentin par les employés des plantations pour faire pression sur le ministre de l’agriculture de l’époque Jean-Pierre Soisson, en négociations avec Bruxelles !
Système encore quand Jessica Oublié remonte la chaîne des autorisations accordées : d’abord interdit en 1968 par la Commission d’étude de l’emploi des toxiques en agriculture du ministère de l’agriculture, le chlordécone passe en produit « dangereux » ce qui autorise sa mise sur la marché. En 1976, le pesticide est interdit aux États-Unis. Il faut attendre 1993 pour qu’il le soit en France. L’album montre clairement que certains scientifiques membres de la Commission d’étude avaient des liens avec de grandes industries et pointe du doigt le fait que certains documents ont disparu ! Enfin, cette histoire est aussi celle de l’agronomie française comme le résume la page ci-dessous.
Certaines scènes sont franchement drôles, telle celles des hommes politiques en petits singes n’ayant rien vu, entendu ou dit. Mais aussi l’interrogatoire des « suspects » sous la forme d’une partie de tennis.
Ce qui est effrayant et passionnant dans cette enquête c’est que vingt ans après, la science n’a pas toutes les réponses et qu’il faut absolument continuer les recherches pour trouver les moyens de réduire au maximum les effets néfastes et à long terme de ce poison. C’est pourquoi le président Macron a pu affirmer (ce qui a beaucoup choqué les Antillais) « qu’il ne faut pas dire que c’est cancérigène (…) parce qu’à la fois on dit quelque chose qui n’est pas vrai et on alimente les peurs ».
Si aujourd’hui l’actualité remet ce problème sur le devant de la scène c’est que les plaintes déposées en justice s’approchent du délai de prescription de vingt ans. Le travail pour identifier les causes, les responsables et obtenir réparation serait alors anéanti !
Enfin au-delà de la banane, c’est la façon de produire les produits alimentaires qui est interrogée dans ce roman graphique, de même que les réponses à apporter à un environnement pollué par l’homme pour un temps long (algues vertes, glyphosates, Tchernobyl…). D’ailleurs, l’ouvrage se conclut sur les solutions possibles, et les espoirs. Certains agriculteurs et éleveurs arrivent aujourd’hui à produire des aliments sans chlordécone, la banane a changé de régime et est produite avec 70 % de moins d’intrants chimiques et il existe même de la banane bio ! Des associations et des collectifs (par exemple « Pou depolyé Matinik ») se sont organisés et proposent des pistes. De même, des laboratoires (celui de Sarra Gaspard aux Antilles et celui de l’IRD d’Aix-Marseille) mènent des recherches prometteuses sur la dépollution et comment rendre le chlordécone dégradable, possible dans certaines conditions. Si la conclusion n’est pas très optimiste, il nous faut vivre désormais avec un environnement pollué, elle ouvre tout de même sur ce que les citoyens peuvent faire et quels nouveaux chemins prendre.
On trouvera à la fin de l’ouvrage l’index des sigles et acronymes utilisés, une chronologie très détaillée, et le lien vers le financement participatif en faveur des recherches sur la dépollution du Chlordécone.
Tropiques toxiques – Le scandale du chlordécone. Jessica Oublié (scénario). Nicola Gobi (dessin). Kathrine Avraam (couleurs). Vinciane Lebrun (photographies). Steinkis. 128 pages. 22 euros.
Les dix premières planches :