Benjamin Rabier sous influence allemande
Antoine Sausverd est le créateur du site Töppferiana, qui depuis 2008 recense, décrypte et analyse la littérature graphique du XIXe siècle jusqu’au début XXe. Avant de donner une conférence le 27 novembre prochain aux Rencontres de l’image d’Epinal (voir ici la très riche programmation), ce spécialiste des débuts de la bande dessinée a bien voulu répondre à quelques questions sur le sujet qu’il développera dans la cité de l’imagerie : les influences allemandes du fameux dessinateur français Benjamin Rabier.
Cases d’Histoire : Quelle est l’importance de Benjamin Rabier ?
Antoine Sausverd : Tout le monde connaît aujourd’hui son dessin qui orne les boites de Vache qui rit. Ce visuel crée en 1923 fait partie de notre culture visuelle. Benjamin Rabier a beaucoup travaillé pour la publicité mais il est surtout l’un des grands illustrateurs pour enfants du premier tiers du XXe siècle. Pendant des dizaines d’années, il a donné toutes les semaines des dessins d’humour, et surtout des histoires en images, aux principales revues pour enfants et pour la famille. Il est également l’auteur d’un grand nombre d’albums illustrés, dont les plus célèbres ont pour héros un canard jaune au long cou nommé Gédéon. Graphiquement, c’est un précurseur de la « ligne claire ». Hergé lui est redevable et ne s’en est jamais caché. Dans sa préface d’une réédition des Fables de La Fontaine illustrées par Rabier, le père de Tintin écrit : « ces dessins étaient très simples (…) mais robustes, frais, joyeux et d’une lisibilité parfaite. (…) Les coloris, eux aussi, m’enchantaient. C’étaient des aplats de couleurs, sans aucun dégradé, des couleurs franches, lumineuses, nettement délimitées par un trait énergique et “fermé”. »
Quelle est l’importance de Fliegende Blätter, en Allemagne voire en Europe ?
La revue Fliegende Blätter (« feuilles volantes », en français) fut créée à Munich en 1844 par l’éditeur Braun & Schneider. Elle est l’une des plus importantes revues humoristiques allemandes, proposant dessins et histoire en images dès ses débuts. Dans ses pages se développe une importante école graphique dont le plus célèbre représentant est Wilhelm Busch. Dans le Fliegende Blätter, l’auteur du célèbre livre illustrée Max und Moritz a popularisé un genre qui fera le tour du monde : la bande dessinée muette (sans légendes, à l’époque). Busch est un personnage important dans l’histoire de la bande dessinée et il inspirera de nombreux contemporains. A la fin du XIXe siècle, une autre génération menée par Adolf Oberländer domine le journal. On trouve également des dessinateurs comme Lottar Meggendorfer, Josef B. Engl, Emil Reinicke ou Adolf Hengeler, qui ont compté pour Rabier mais qui sont aujourd’hui complètement oublié.
Quelles sont les grandes lignes des emprunts de Rabier à Fliegende Blätter ?
Rabier va reprendre plusieurs éléments caractéristiques et récurrents des histoires en images publiées dans Fliegende Blätter autour de 1890 : tout d’abord, le genre animalier, qui connaît une nouvelle impulsion avec les Allemands. Les animaux les plus divers sont mis en scène dans des activités humaines, typiques de la vie en société ou en famille. Ces bêtes sont également dotées d’une forme d’intelligence et d’expressions qui ne leur sont pas vraiment naturelles : rire, pleurs, douleurs, peurs. Rabier empruntera ce répertoire anthropomorphe pour le systématiser. Le Français reprendra également la mécanique comique des histoires que l’on peut lire dans le Fliegende Blätter. Cet humour se fonde sur les caractéristiques et aptitudes physiques des animaux, ou sur une utilisation détournée d’objets du quotidien – panier, échelle, tuyau, cerf-volant, canne à pêche, etc. Certains gags que le jeune Rabier publiera en France vers 1890-1900 dans les pages de la revue Le Rire ou les planches de l’imagerie d’Epinal sont parfois des copiés-collés de ceux publiés outre-Rhin. Mais avec le temps, Rabier a su digérer cette influence et se forger son propre style qui fera son succès.
La version du Fliegende Blätter…
…puis celle de Rabier.
Benjamin Rabier est influencé par des revues, dont Fliegende Blätter. Que sait-on de la diffusion de ces revues (et les françaises comme Charivari, Le Rire, L’Assiette au beurre, etc) auprès des artistes de l’Europe entière ?
Au XIXe siècle, les dessinateurs de presse ne travaillent pas dans l’ignorance de la production de leurs collègues étrangers. Les revues illustrées traversent les frontières et les océans. Cette circulation et les échanges qu’elle engendre se matérialisent de différentes manières : certains titres de presse connaissent des versions locales, traduites ou adaptées, reprenant plus ou moins leur modèle et contenu. Par exemple, une version française européenne du New York Herald est publiée à Paris dès 1887. A partir de 1904, elle proposait des traductions des comic strips américains (Buster Brown, Little Nemo, etc.).
Plus simplement, certaines revues illustrées consacrent une page ou deux à des reproductions de dessins ou d’histoires en images extraits de la presse d’autres pays, en précisant toujours leur provenance. Plus rarement, les revues demandent à des dessinateurs étrangers de collaborer occasionnellement à leur titre – certains Français, comme Caran d’Ache, étaient très appréciés en Angleterre. A ses début, Rabier qui n’arrivait pas à percer en France, a réussi à publier ses histoires dans le Fliegende Blätter, dont il avait intégré les codes. Enfin, A l’époque les albums n’existaient quasiment pas et ce sont les revues illustrées qui véhiculent la nouveauté : les jeunes dessinateurs y puisent des idées, des gags, des nouvelles formes d’humour, des trouvailles visuelles, des idées de compositions de pages… Pour leurs propres histoires, ils reprennent ces ingrédients, inventent de nouvelles situations, proposent des variations… ou tout simplement les plagient sans vergogne.
Même principe avec ce gag du rhinocéros.
Ressemblances troublantes.