Caledonia, le mystère dévoilé de l’anéantissement d’une légion romaine par les Pictes
Caledonia et la IXe légion sont des mots qui ne disent sans doute pas grand-chose aux Français, pour qui la Calédonie n’existe que quand elle est « Nouvelle ». Mais si l’on franchit le Channel, ils ont leur pleine signification Outre-Manche, où l’on ignore sans doute inversement qui sont les Arvernes et Vercingétorix. Caledonia, le nord de la Grande-Bretagne, est la dénomination antique de l’Écosse, le pays des Pictes (les « Peints » en bleu selon Tacite), où au IIe siècle de notre ère, les sources historiques deviennent muettes sur une légion romaine : la Legio IX Hispana. Cette énigme historique, voire cette légende, a déjà suscité pas mal de littérature et de films au Royaume-Uni, mais c’est la première fois que ce thème est illustré par la BD française avec Caledonia, sous-titré La IXe Légion, de Corbeyran et Despujol.
Après une courte introduction de deux planches décrivant le rite initiatique pour adolescents d’une tribu celte, la séquence suivante qui se déroule en « Caledonia au IIe siècle de notre ère », nous montre une escouade romaine attaquée par des guerriers celtes demi nus et couverts de signes de peinture bleue. Les Romains, ayant formé la tortue, parviennent à se replier sur « un avant poste très avancé dans le territoire des Caledonii ».
L’essentiel de l’action se déroule alors dans ce camp romain où le centurion Lucius Aemilius Karus poursuit son projet d’amener la paix romaine dans ces terres barbares. Pour celà, il utilise sa prisonnière, Leta, la fille de Galam, le chef du clan qui combat les Romains. Après bien des péripéties, dont l’attaque du camp romain par des animaux terrifiants, un accord est trouvé.
Une rencontre entre le centurion et le chef calédonien est prévue dans une plaine en bordure de forêt. Pour « s’assurer que la rencontre se déroule sans encombre », Lucius Aemilius Karus amène avec lui toute la IXe Légion (7 000 hommes). Mais sa surprise est immense quand il se rend compte de qui accompagne le chef calédonien…
Lucius Aemilius Karus n’est pas qu’un personnage de fiction, il a réellement existé. Mais d’après les sources historiques, il était tribun militaire, ce qui le place au-dessus du grade de centurion qui est un officier subalterne. Il a été gouverneur d’Arabie en 142/143 ap J.C. De plus, il a commandé la XXXe légion Ulpia Victrix et non la IXe légion Hispana, dont il est question ici.
Ainsi que nous pouvons le voir sur la reconstitution ci-dessous ainsi que sur la couverture et aux pages 5 à 10 de l’album, c’est ce numéro et ce nom de légion qui sont inscrits sur le « vexillum » (sorte de bannière, équivalent du drapeau régimentaire actuel de l’Armée française) porté à l’avant de la troupe par un signifer (« porteur de signes », enseigne revêtu d’une peau d’animal (ici un ours) sur son uniforme) entouré de deux autres signifers, l’un portant une enseigne de cohorte ornée d’une paume levé signifiant la confiance des légionnaires envers leurs chefs, l’autre chargé de jouer de la trompette pour appuyer les ordres.
Sur les premières planches, on remarque que chaque fois que l’escouade est en marche, l’ordre suivant est adopté : le centurion (équivalent d’un lieutenant ou capitaine avec cimier transversal), l’optio (équivalent d’un adjudant-chef avec un cimier droit), les trois signifers (statuts de sous-officiers avec la peau d’ours), puis le reste de la troupe. Lors du combat, les trois signifers sont en retrait, car il faut que la trompette puisse transmettre les ordres du centurion et surtout éviter que les « signes » ne tombent aux mains de l’ennemi.
Revenons à la IXe légion Hispana, qui aurait été formée en 90 av J.C. lors d’un conflit entre Rome et ses alliés italiens. Elle est utilisée par Jules César lors de la conquête de la Gaule, et ensuite par Auguste : elle aurait gagné son nom de « Hispana » dans la lutte contre les Cantabres au nord de l’Espagne (25-19 av J. C.). Sous l’empereur Claude, elle participe en 43 ap J.C. à la conquête de la Grande-Bretagne. Elle y reste ensuite et participe à tous les conflits qui agitent cette conquête récente. C’est ainsi qu’on a retrouvé la stèle mortuaire d’un signifer de la légion VIIII (= IX) près de York (ci-dessous), et également une plaque dédicatoire à l’Empereur pour la construction par cette même légion d’une porte de la ville d’York (dernière ligne de l’inscription ci-dessous). Ceci montre l’importance de la présence de cette légion dans le nord de la Bretagne durant le Haut Empire romain
Les habitants du nord de l’île étant particulièrement rebelles à la conquête, les Romains doivent construire deux limes (ligne fortifiée) pour s’en protéger : le premier en 122 sous Hadrien, le second plus au Nord sous Antonin, vingt ans plus tard, ce dernier étant ensuite abandonné au profit du premier qui marquera définitivement la limite de la Bretagne romaine (voir carte ci-dessous) et aussi sa mention page 44 dans Astérix chez les Pictes sorti en 2013. Bien que Jean-Yves Ferri et Didier Conrad placent cet opus à l’époque de César, c’est plutôt la culture écossaise actuelle qu’ils décrivent. D’ailleurs, les Pictes ne sont connus par les sources romaines qu’à partir du Bas Empire.
C’est au regard du contexte agité du IIe siècle ap J.C. que brusquement nous ne possédons plus aucune trace de la IXe légion Hispana. Plusieurs explications ont été fournies : la plus admise jusqu’à récemment est l’hypothèse (ou la légende) de sa disparition complète loin au Nord en Calédonie avant que ne soit construit le mur d’Hadrien en 122. Mais aujourd’hui d’autres historiens mettent en avant certains indices de la présence de cette légion aux Pays-Bas actuels, ou même en Orient lors d’une révolte en Judée. Cette absence de consensus entre historiens laisse donc le champ libre à la créativité des auteurs de Caledonia pour y donner leur version de la disparition de cette légion en faisant appel au fantastique.
Comme nous l’avons mentionné plus haut, ce thème de la disparition de la IXe Légion a inspiré trois péplums : La Dernière légion, film britannico-italo-franco-tunisien réalisé par Doug Lefler, sorti en 2007 ; Centurion, œuvre britannique réalisée par Neil Marshall sortie en 2010 et L’Aigle de la Neuvième Légion (The Eagle) film britannico-américain réalisé par Kevin Macdonald, sorti en 2011.
C’est donc dans les deux premiers siècle de notre ère que l’Empire romain atteint ses limites territoriales dans sa progression vers le Nord. Avant d’être bloqué comme ici en Caledonia, il l’avait été un siècle auparavant en Germanie du nord, sous le règne d’Auguste en 9 ap. J.C avec l’anéantissement des légions de Varus *.
Au début de ce premier album du triptyque Caledonia de Corbeyran et Despujol, on pourrait croire que nous avons là une simple fiction historique de bonne facture : on admirera la qualité du graphisme et sa précision documentaire. Mais avec la séquence de l’attaque du camp romain par des animaux terrifiants et encore plus avec la surprise finale, des éléments de fantastique viennent se mêler à cette reconstitution historique. Il nous faudra donc attendre les tomes suivants pour savoir quelle va être la tonalité dominante de l’ensemble de cet opus et si ce mélange des genres donnera de bons résultats.
* : C’est dans le contexte historique de cette défaite romaine, que se déroulent les opus suivants : d’abord ceux d’Enrico Marini, Les Aigles de Rome, livres III à V (2011 et 2016), puis celui de Valérie Mangin et Thierry Démarez, Alix senator 14, Le serment d’Arminius (2023).
Caledonia T1 La IXe Légion. Eric Corbeyran (scénario). Emmanuel Despujol (dessin et couleurs). Soleil. 56 pages. 15,50 euros.
Les douze premières planches :