Didier Quella-Guyot (2/2) : “Les brassages qu’ont provoqués les colonisations, les idéologies qu’elles ont tenté d’imposer, les résistances qu’elles ont suscitées, tout cela m’intéresse.”
Seconde partie de l’interview du scénariste Didier Quella-Guyot, avec cette fois un focus particulier sur L’Ile aux remords et la représentation des nombreux bagnes administrés par la France, dont ne restent que ceux de Guyane dans l’imaginaire collectif. L’occasion d’aborder en filigrane la question de la colonisation. Pour lire la première partie, cliquez ici.
Cases d’Histoire : Sur quels sujets ont davantage porté vos recherches pour Monument amour, diptyque dont le second volume paraîtra en août 2018 ; sur le rôle des chiens auprès des soldats sur le front ou sur le travail des sculpteurs pendant et après le conflit ?
Didier Quella-Guyot : J’avais en son temps deux sujets qui me trottaient dans la tête, celui de l’utilisation des chiens pendant la guerre de 1914, puis l’idée du sculpteur de jolies femmes auquel on ne demande plus après-guerre que des monuments aux morts ! J’ai réussi à relier ces deux sujets dans une même histoire qui traite aussi d’une sombre histoire familiale et d’amours compliquées. Si le tome 1 permet d’évoquer le sort des chiens, le tome 2, lui, est nettement consacré au sort des sculpteurs après la démobilisation. L’heure est alors aux monuments aux morts, pas aux monuments aux vivants, surtout pas aux vivantes !
Vous devenez un spécialiste reconnu des fictions autour du premier conflit mondial avec Facteur pour femmes. L’idée de départ est vraiment très originale – un facteur réformé qui se trouve le seul homme adulte sur une île bretonne au milieu de familles, de vieillards et surtout de femmes séparées de leurs maris ou fiancés – part-elle d’un fait avéré ou l’avez-vous inventé de toute pièce ?
« Spécialiste reconnu », n’exagérons rien, d’autres le sont bien plus que moi ! Et Facteur pour Femmes n’est pas pour moi à proprement parler une BD historique. La toile de fond est importante, mais l’essentiel est ailleurs. Quant à l’idée de départ, celle d’un homme seul dans une île entourée de femmes « chaleureuses », ce n’est pas si original que ça. C’est même plutôt un vieux fantasme masculin ! En revanche, quand il s’agit d’un jeune homme handicapé, maltraité, négligé qui découvre tout à coup les femmes, la séduction, la manipulation, là, ça devient plus intéressant et plus original. Et c’est vraiment le sujet, mais il fallait un contexte pour valider une telle situation : la guerre de 1914 et une île bretonne, c’était parfait, d’autant que ça permettait d’aborder le thème de la correspondance (lettres et cartes postales) qui devint phénoménale en temps de guerre.
Pouvez-vous nous signaler quelques éléments historiques issus de votre documentation que vous avez introduits dans le récit ?
La documentation va du sac des facteurs aux costumes locaux (et là, Sébastien a fait un très sérieux travail) mais hors quelques épisodes purement liés au front, le reste n’est que décors bretons, au final ! La guerre et sa boucherie apparaissent, mais pas tant que ça. En grande partie, c’est à travers les courriers mais ce sont là des textes que j’ai inventés, pas repris.
Dans L’Île aux remords, tout commence par un épisode cévenol en 1958, des pluies torrentielles engendrent des crues sur le versant Sud des Cévennes, celui-ci a-t-il eu lieu ou avez-vous amalgamé plusieurs crues du même type de cette région ?
Il a bien existé. Cette année-là (les 30 septembre et 4 octobre), on compte 36 victimes dont 18 automobilistes à cause de la rupture soudaine du Pont de Ners et d’une remontée subite des eaux du Gardon. C’est un point d’ancrage historique qui permet d’installer une histoire qui, elle, est totalement inventée. Aucun des personnages n’a existé, ni de près ni de loin. Le cadre lui-même s’inspire du Cirque de Navacelles mais n’est pas le Cirque de Navacelles.
Sans dévoiler la suite de l’intrigue, un des personnages principaux se rend dans plusieurs bagnes coloniaux. Si l’on connait bien, au moins de (mauvaise) réputation celui de Cayenne, les autres ont plus ou moins disparu de notre mémoire collective, d’où vous vient l’idée de rappeler aux lecteurs leur existence ?
J’avais visité les vestiges des bagnes de Saint Laurent du Maroni et ceux des Iles du Salut et utiliser de tels décors était tentant mais d’autres l’ont déjà fait et Albert Londres a déjà beaucoup servi ! En revanche, le bagne des Annamites est un sujet autrement moins fréquenté et il m’a fallu ce médecin de bagne qui voyage beaucoup pour que je puisse finalement parler de la Guyane, région fascinante à plus d’un titre.
Le personnage principal passe un long moment dans celui de Poulo Condor, un bagne méconnu situé à 230 Km au Sud de Saïgon, pouvez-vous nous en dire davantage sur ce qui a été le plus grand bagne français et sur les sévices qu’y subissaient les prisonniers ?
S’il y a beaucoup de documentation sur les bagnes guyanais, il y a très peu de choses sur Poulo Condor, si ce n’est un livre de référence, Les Secrets des îles Poulo-Condore de Jean-Claude Demariaux publié en 1956, qui nous a servi pour décrire les conditions dans lesquelles vivaient les bagnards en Asie.
Jean Poujol se forme en Guyane, prison à ciel ouvert bien connue notamment par le roman Papillon. Que racontez-vous de nouveau sur les Îles de Salut ou Crique Anguille ?
Sur les bagnes de Guyane, probablement peu de nouveauté, si ce n’est sur le sort des populations annamites déracinées, déportées.
Vous évoquez aussi, plus rapidement, le Biribi des années 1930, l’administration pénitentiaire coloniale en Algérie. Regrettez-vous de n’avoir pas disposé de la pagination nécessaire pour y développer un épisode plus consistant de la vie du héros ?
Le bagne d’Algérie aurait pu également être un décor intéressant ! L’idée n’était pas de faire le tour de tous les bagnes – ce n’est pas une BD reportage – mais bel et bien de construire un personnage et de servir une intrigue, donc il faut faire des choix, c’est inévitable. Et puis trop de bagne tuerait le bagne !
Les remords du titre de votre dernière bande dessinée, sont ceux du héros par rapport à son passé, mais ne sont-ce pas aussi ceux de la France vis-à-vis de la part très sombre de son passé colonial dans des bagnes éparpillés partout dans l’Empire colonial ?
Merci d’insister sur ce mot du titre et sur cette interprétation, car effectivement l’idée est d’associer les remords familiaux et les remords nationaux. Je voulais absolument mettre en scène un personnage qui se rend compte qu’il s’est complètement trompé sur certaines de ses valeurs, que la colonisation est une exploitation intolérante et intolérable d’autres peuples et que le racisme est une impasse.
A une interview du magazine des éditions Bamboo, je répondais cela, que je me permets de reprendre mot pour mot parce que je ne le dirai pas mieux : « Difficile par les temps qui courent (bien que, sur ce sujet, ils donnent l’impression de ne pas avancer !) de ne pas être sensible à ce qui constitue l’Histoire de tous les peuples, à savoir la constante interpénétration des cultures et l’inévitable métissage de chacune d’elles à cause des guerres, des religions, à cause des catastrophes, de la recherche du travail ou d’une vie meilleure, ou de rencontres amoureuses tout simplement… Et cette évidence historique devrait balayer toute idée d’intolérance, de racisme et plus encore tout repli égocentrique et apeuré. Malgré tout ça, certains continuent d’attiser la peur de l’Autre et c’est navrant. Ayant moi-même des grands-parents espagnols, je ne comprends pas ce mépris envers les migrants quels qu’ils soient et quelles que soient les raisons qui les ont poussés à migrer. S’il faut être fier de ce qu’il y a d’étranger dans nos racines, pour autant, elles ne valent pas qu’on les défende violemment ou qu’on refuse de les faire évoluer sous prétexte de traditions (par définition, plutôt figées). Le pire, comme pour notre personnage, c’est de découvrir très tard qu’il a vécu sur des certitudes en totale contradiction avec ses racines, et qu’il s’est trompé au point que les notions d’engagement ou de résistance (politique) rétrospectivement posent problème…
Sur le plan historique, les colonisations ont bien existé et c’est ça qui m’intéresse : les brassages qu’elles ont provoqués, les idéologies qu’elles ont tenté d’imposer, les résistances qu’elles ont suscitées, et toutes les questions de fond que cela pose… Qu’il s’agisse d’une jeune Annamite ramenée par un vieux Français ou d’un enfant né d’une relation franco- algérienne, ou de l’existence de garde-chiourmes africains en Guyane française pour surveiller des Indochinois… ce sont des destins qui se croisent, des mentalités qui s’affrontent, des cultures qui se jaugent, et ça devient passionnant d’essayer d’en faire une histoire avec des personnages attachants, d’autres répugnants – ces derniers ne sont pas forcément ceux qu’on croit ! »
Un petit mot pour terminer sur vos prochaines publications. Pouvez-vous nous en parler ? Relèvent-elles du domaine de la BD historique ?
Outre le tome 2 de Monument Amour à paraitre en août [avec Arnaud Floch au dessin, chez Grand Angle], j’ai déjà signalé Esclaves de l’Ile de Pâques (avec Manu Cassier au dessin, à La Boite en Bulles) et Hélène Boucher – L’Etoile filante (avec Olivier Dauger au dessin, chez Paquet). Ces deux derniers titres sont finalement très historiques. L’album consacré à la célèbre aviatrice est même typiquement une biographie. J’ai bon espoir de faire aboutir d’autres projets, notamment une suite de Facteur pour femmes et une série d’aventures teintées d’humour située dans les années 1960. Mais comme les discussions sont en cours, il est encore trop tôt pour en parler.
La chronique de :
Papeete, 1914 T1, Rouge Tahiti. Didier Quella-Guyot (scénario). Sébastien Morice (dessin et couleurs). EP Media. 56 pages. 15 €
Papeete, 1914 T2, Bleu horizon. Didier Quella-Guyot (scénario). Sébastien Morice (dessin et couleurs). EP Media. 56 pages. 15 €
Monument Amour T1, Chiens de guerre. Didier Quella-Guyot (scénario). Arnaud Floc’h (dessin). Sébastien Bouët (couleurs). Bamboo. 48 pages. 14,50 €
L’Île aux remords. Didier Quella-Guyot (scénario). Sébastien Morice (dessin et couleurs). Bamboo. 80 pages. 18,90 €
Facteur pour femmes. Didier Quella-Guyot (scénario). Sébastien Morice (dessin et couleurs). Bamboo. 120 pages. 18,90 €
Les 5 premières planches :
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[…] Pour en savoir plus lire le billet publié par LAURENT LESSOUS le 18 janvier 2004 sur le site de Cases d’histoire […]