Give Peace a Chance, la Guerre du Vietnam depuis la banlieue de Londres
Années 60-70, la guerre du Vietnam est omniprésente sur les écrans, les radios, dans les journaux, elle occupe les esprits et envahit la musique populaire. Qu’on soit contre ou pour, chacun se positionne. Pour la famille Truong qui vit désormais à Londres, la tâche est plus difficile. Il faut vivre avec ce poids mais aussi celui de ses parents quand on est en pleine adolescence.
Il y a deux ans avec Une si jolie petite guerre, Marcelino Truong avait déjà réussi un récit sensible et original. Fonctionnaire du gouvernement sud-vietnamien, marié à une Française, son père doit quitter les États-Unis et rentrer à Saigon au début du conflit pour servir son pays, si bien que le jeune Marcelino passe une partie de son enfance avec son frère et sa sœur dans un pays qui voit la guerre s’installer. Par sa position géographique et sa place dans l’Histoire de la décolonisation, avec la Guerre froide qui s’intensifie, le Vietnam ne peut échapper à l’intervention américaine. C’est ce processus que raconte en détail Une si jolie petite guerre. Le lecteur de cette autobiographie suit les aventures des enfants, les inquiétudes des parents, les doutes du père qui travaille pour un régime qui dérive vers une forme de dictature. Marcelino Truong y parvient à entremêler toutes ces vies avec l’histoire politique du pays et les premières opérations militaires. Cet enchevêtrement parfaitement maitrisé de ce premier tome est une belle leçon pour l’historien. L’album publié par Denoël Graphic pose plusieurs questions que Philippe Levillain aborde de façon très érudite dans le chapitre « Biographies» du livre Pour une histoire politique (Paris, le Seuil, 1988) dirigé par René Rémond : comment écrire à la fois sur soi (raconter sa biographie), son époque (avoir une approche historique, sociologique et anthropologique du contexte) et sur de grands événements dépassant par leur importance l’individu qui les raconte, de telle façon que chaque perspective narrative se nourrisse l’une l’autre pour enrichir le récit proposé par le dessinateur mais aussi la compréhension rapide et évidente de ce qui se joue de plus grand qu’une simple histoire d’enfance ?
Nous avions laissé, à la fin d’Une jolie petite guerre, la famille Truong à un moment charnière de son histoire et de la guerre, c’est pourquoi nous attendions la suite avec impatience. Installés à Londres, ils commencent une nouvelle vie à un moment d’effervescence culturelle intense. Au milieu des années 60 et au début des années 70, l’Angleterre est le pays où tout se passe. La musique et la mode y sont littéralement inventées. Peut-il y avoir d’endroit plus fascinant pour des adolescents qui cherchent à s’affirmer face à leurs parents ? Mais Londres est aussi un pays étranger pour la mère de Marcelino dont l’inquiétude et les troubles s’accentuent ou pour son père qui doit trouver du travail. Ce qui pourrait n’être qu’une biographie familiale devient le portrait d’une époque qui a façonné durablement nos mentalités et la culture contemporaine, une leçon d’Histoire.
Give Peace a Chance est construit suivant quatre couches narratives entremêlées. La première, la plus sensible pour l’auteur et le lecteur, est le portrait de la famille Truong et les relations complexes qui régissent toute famille. C’est celle qui est à la fois la plus éloignée du lecteur (c’est une histoire singulière, unique) et celle que chacun peut mettre en miroir de sa propre expérience d’autant que, comme à la fin du premier volume, l’auteur ajoute des instants intimes de la vie de ses parents âgés, renversant en quelques cases le cours du récit. Marcelino ajoute une sorte de « sous-couche narrative » par le projet biographique de ces deux albums. Il passe sous nos yeux de l’enfance à l’âge adulte par les découvertes dramatiques, drôles et initiatiques de la vie. Les lecteurs qui le suivent depuis longtemps peuvent imaginer trouver quelques clés pour mieux comprendre son travail, une fois refermés Une si jolie petite guerre et Give Peace a Chance.
Deuxième couche : les villes et les sociétés qui servent de décor. Depuis longtemps, Marcelino Truong a montré sa maitrise pour installer en très peu de cases des ambiances de toutes sortes. Que ce soit Saigon, Londres ou Saint Malo, les villes où évoluent les protagonistes font partie de l’Histoire. Les détails vestimentaires, les décors des intérieurs, les relations entre les Truong et les autres racontent quelque chose de plus qui devient un élément capital pour la compréhension générale de l’album.
La troisième couche est très importante car c’est à la fois le contexte de tout le récit et l’élément qui met, littéralement, en mouvement la famille autour du monde en entrainant des bouleversements capitaux. Si chacun peut se retrouver avec plaisir dans les récits de vie de Marcelino en compagnie de son frère et de sa sœur avec leurs envies, leurs provocations, les désirs de transgressions et les colères face à leurs parents, le lecteur se trouve aussi confronté à un aspect peu raconté de l’Histoire de la Guerre du Vietnam. La vie des Truong et le déroulement de ce conflit sont intimement liées. L’histoire du père et son travail de journaliste bien informé permettent d’avoir un récit renversé de la guerre. S’opposant à une vision européenne de ce conflit, façonnée par la contre-culture, l’impossible victoire et l’incompréhensible défaite annoncée des Américains ; Marcelino Truong et sa famille donnent la version des Vietnamiens du Sud, l’autre part de la vérité sur cette guerre. Si des crimes et des atrocités ont été commis par l’US Army et leurs alliés, les Vietnamiens du nord ne sont pas des paysans dépenaillés idéalistes seulement animés par un désir d’égalité et de liberté. Ce sont des combattants âpres et décidés. Le régime qu’ils défendent est un régime dictatorial. Une grande part de l’opinion occidentale nie cette réalité. L’époque est aveugle sur la nature réelle des régimes communistes d’Asie, elle reviendra sur cet aveuglement quand seront connus les crimes des Khmers rouges et de la Révolution culturelle chinoise. Pour le moment, les enfants Truong se heurtent à une certaine incompréhension. Marcelino en bon connaisseur de ces événements parvient à nous raconter l’essentiel du conflit sans entrer dans trop de détails, il nous en fait saisir ses enjeux et ses conséquences tout en les coulant dans le flux narratif.
Enfin, l’auteur propose, en donnant à chaque chapitre le titre d’une chanson de l’époque, une bande son, une playlist ; décor sonore complémentaire des costumes et des modes des années 60 et 70. Le lecteur attentif et consciencieux prendra plus de plaisir à suivre cette bande son pour redécouvrir ces titres devenus des standards pop et rock et qui prennent tout leur sens quand ils sont reliés à l’époque de leur création.
Sous des dehors simples et assez linéaires, la trame narrative est complexe. Ces deux gros volumes se lisent avec le réel plaisir d’entrer dans un entrelacs d’histoires grandes et petites, les perspectives sont sans cesse retournées par l’habileté du scénario et la justesse du dessin, si bien qu’on ne fait plus vraiment de hiérarchie entre les événements. Mais l’historiographie depuis un petit siècle a montré que toutes les histoires étaient importantes à rapporter puisque c’est leur convergence qui permet de dresser le portrait d’une époque.
Give Peace a Chance. Marcelino Truong (scénario, dessin & couleurs). Éditions Denoël Graphic. 280 pages. 24.90 euros
Les 5 premières planches :
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[…] Marcelino Truong mélange l’histoire compliquée et parfois tragique de sa famille avec l’histoire du Sud-Vietnam où vivaient toujours ses grands-parents paternels. Son père « avait tous les bouquins sur la question (…) de toutes tendances, considérant qu’il fallait entendre les différents credos, afin de former une opinion ».(p.212) […]