1629 : l’odyssée cauchemardesque des naufragés du Jakarta, fleuron de la Compagnie néerlandaises des Indes orientales
Avec 1629, sous-titré l’effrayante histoire des naufragés du Jakarta, Xavier Dorison et Thimothée Montaigne proposent le premier volet d’un diptyque à grand spectacle qui relate le naufrage et le terrible destin de l’équipage du Batavia (renommé Jakarta), un Indiaman de la puissante Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Une plongée saisissante dans le quotidien d’un navire en haute mer et dans le fonctionnement de l’une des premières entreprises transnationales de l’Histoire.
Les récits de naufrages nourrissent l’imaginaire occidental depuis l’Antiquité et constituent une puissante source d’inspiration graphique, de la peinture à l’huile d’hier – pensons au Radeau de la Méduse de Géricault – au cinéma et à la bande dessinée d’aujourd’hui. Le tragique destin du Batavia, rebaptisé du nom contemporain Jakarta dans l’album, et de son équipage forme la matière première de 1629, thriller historique dont le premier volet se déroule essentiellement dans l’espace confiné du navire. Le second se concentrera très probablement sur le devenir des naufragés et le jeu de massacre orchestré par le terrible
commandant en second du navire, Jéronimus Cornélius. Ce n’est pas la première fois que la bande dessinée s’empare de cet épisode sanglant de l’histoire maritime : Christophe Dabitch et Jean-Denis Pendanx ont publié la trilogie Jéronimus (Futuropolis, 2008-2010), où la personnalité psychopathe du second se révèle progressivement.
Ce fait divers historique, qui possède tous les ingrédients pour fasciner le lecteur, nous est bien connu grâce au témoignage de survivants, notamment du subrécargue – responsable de la cargaison et commandant du navire – François Pelsaert, aux rapports d’enquêtes de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (Vereenigde Oost-Indische Compagnie, abrégée en VOC) et aux études réalisées sur l’épave du navire. L’événement a vivement intéressé les contemporains, ce qui a facilité la pérennisation des sources jusqu’à nos jours. Le journal de François Pelsaert a notamment fait l’objet d’études par les historiens*.
Le scénariste Xavier Dorison avertit son lecteur sur la nature et le sens de l’album dès la préface, baptisée « L’Extinction de l’âme ». En se référant à l’étude du professeur de psychologie américain Philippe Zimbardo (The Lucifer Effect. Understanding How Good People Turn Evil, 2008), il signale que 1629 est le récit des circonstances et de la mécanique qui ont rendu possible l’horreur, à savoir « l’arrêt complet de l’empathie d’un groupe humain associé à la suspension de leur jugement avec pour conséquences immédiates : sadisme et massacres ». Les deux magnifiques doubles-pages qui forment l’incipit mettent la menace à exécution : après avoir contemplé la mer, le lecteur découvre avec horreur un amoncellement de cadavres au fond d’un gouffre. Reste à savoir comment un tel massacre a été rendu possible.
Le Jakarta est l’un des navires les plus modernes de la VOC, qui constitue l’une des premières entreprises transnationales modernes de l’histoire. Fondée en 1602, elle possède le monopole du commerce entre les Provinces-Unies et les Indes orientales et contribue à l’impérialisme néerlandais dans l’archipel indien, en particulier sur l’île de Java où se situe l’actuelle Jakarta. Destiné à se rendre sur l’île de Java, le navire de la VOC est commandé par le subrécargue François Pelsaert, dont la mission est d’acheminer à bon port un trésor de 300 000 florins et de nouer de bonnes relations avec le Grand Moghol, afin d’ouvrir la voie au commerce des épices. Il est assisté par le capitaine Jakob, skipper d’expérience mais également indécrottable ivrogne au caractère éruptif, que Pelsaert n’apprécie guère, et par le second Jéronimus Cornélius, un mystérieux apothicaire. L’album met parfaitement en scène la puissance des dirigeants de la VOC lorsque le subrécargue et le capitaine Jakob reçoivent leurs ordres (p.13-15). Le Jakarta embarque également Lucrétia Hans : femme de la grande bourgeoisie en plein deuil de son fils, elle doit rejoindre son époux à Java, une perspective qui l’enchante d’autant moins qu’elle n’a pas le pied marin.
À bord figurent également environ 300 personnes, du matelot au cuisinier, qui font fonctionner l’Indiaman et qui sont pour beaucoup issus des bas-fonds d’Amsterdam. Particulièrement dangereuse, la navigation en haute mer attire essentiellement des repris de justice et des hommes qui fuient la misère. Comme le rappelle le subrécargue à Lucrétia, les navires de la VOC sont une véritable poudrière sociale, et la mutinerie n’est jamais loin. Une fois parti, les tensions à bord du navire vont croissant, alimentée par la présence de l’or, l’inimitié entre le skipper Jakob et le subrécargue et, surtout, les ambitions et la personnalité vicieuse du second Jéronimus Cornélius. Véritable nihiliste, ce dernier conspire pour renverser le subrécargue et s’emparer de l’or, et s’entiche de Lucrétia Hans, laquelle demeure cependant insensible à son charme. La situation à bord s’est déjà considérablement dégradée lorsque le navire percute un banc de récif au large de l’Australie…
Embarqué avec Lucrétia Hans à bord du Jakarta, le lecteur découvre la vie quotidienne de l’équipage, en particulier la stricte division sociale – matérialisée par une frontière physique – et les activités des matelots. Fruit d’une recherche rigoureuse, 1629 s’appuie sur un vocabulaire précis, et la coupe du navire avec les noms de ses différentes parties s’avère précieuse pour se repérer. Mais l’immersion repose en premier lieu sur la beauté graphique des planches de Timothée Montaigne, qui alternent scènes de grand large et huis clos angoissants grâce à un découpage parfaitement maîtrisé. Le dessinateur livre un véritable travail d’orfèvre en parvenant à associer la représentation du navire saisissante de réalisme et de précision et la tension narrative propre à ce thriller. L’album nous gratifie de plusieurs magnifiques doubles-pages sur lesquelles on prend plaisir à s’arrêter. Il faut également rendre hommage au travail de colorisation de Clara Tessier, qui joue avec bonheur sur les dégradés de bleu. Ce premier volet de 1629 nous entraîne de façon virtuose vers le cauchemar des naufragés du Jakarta. Un album marquant de cette fin d’année 2022.
* : Note. Les recherches historiques sur lesquelles les auteurs se sont appuyés sont mentionnées sur le site de l’éditeur Glénat au lien suivant.
1629 ou l’effrayante histoire des naufragés du Jakarta T1 L’Apothicaire du diable. Xavier Dorison (scénario). Thimothée Montaigne (dessin). Clara Tessier (couleurs). Glénat.
Les dix premières planches :