Gueules et âmes cassées après les tranchées
Le drame de la guerre ne s’arrête pas à la capitulation de l’un des belligérants. C’est ce que montre Pierre Lemaître en adaptant son roman Prix Goncourt Au revoir là-haut à l’aide du dessin de Christian De Metter. Les hostilités terminées, d’autres combats attendent les poilus.
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Albert Maillard et Edouard Péricourt ont eu de la chance. Ils sont revenus vivants des tranchées. Mais dans quel état… Le premier est traumatisé après avoir été enterré vivant dans un trou d’obus, et le second a perdu la moitié de son visage en parvenant à déterrer son copain. Et tout ça le 2 novembre 1918… Comme si ça ne suffisait pas, ils sont les seuls témoins du crime de leur supérieur, le lieutenant Pradelle. Celui-ci a envoyé deux soldats en reconnaissance de nuit, puis, loin des yeux de leurs camarades, les a tués de plusieurs balles dans le dos afin d’accuser les Allemands. Sinistre façon de motiver ses troupes pour une ultime offensive qui pourrait lui valoir le grade de capitaine. Alors oui, Maillard et Péricourt sont vivants. Mais la place congrue que leur réserve la société française et l’épée de Damoclès d’un Pradelle qui les tient à l’œil ne les poussent pas à s’associer à la joie générale. Horrifié par sa gueule cassée, Péricourt refuse de retourner dans sa famille et réussit à convaincre son ami Maillard de maquiller des registres pour échanger son identité avec celle d’un soldat mort. Une nouvelle vie commence pour les deux hommes, reconnaissants l’un envers l’autre, qui partagent le maigre réconfort d’un gourbis parisien. Mais les héros d’hier ont bien du mal à reprendre le cours paisible de leur existence d’avant-guerre. Plus les portes se ferment plus le sentiment d’injustice grandit en eux, au point de les faire se raccrocher à la moindre extrémité, dont les escroqueries en tous genres qui fleurissent sur les tombes des morts pour la France.
Avec Au revoir là-haut, Pierre Lemaître dresse un panorama bien sombre de l’après-guerre en France. C’est qu’il a décidé de pointer sa lorgnette sur la situation d’une bonne partie des cinq millions de militaires français qui vont progressivement être démobilisés. Il faudra en effet plus de six mois pour que tous les combattants du front occidental rendent l’uniforme. Supplantée dans la mémoire collective par la joie immense de la paix retrouvée, la situation des ex-poilus n’en est pas moins très délicate. Le célibataire Maillard n’est pas repris par la banque qui l’employait, le défiguré Péricourt s’appelle désormais Larivière, et seule la pension mensuelle du premier leur permet de joindre péniblement les deux bouts. Certains s’en sortent bien mieux, comme Pradelle, qui tente de retrouver la fortune familiale d’antan en se lançant dans un business juteux, le transport vers les cimetières militaires des cadavres des soldats enterrés à la hâte. Et pour cela, le lieutenant est prêt à tous les expédients, même les plus immoraux, pourvu que l’argent tombe en cascade. Les deux anciens soldats ne s’en laissent pas compter et s’engagent dans une fantastique escroquerie aux monuments aux morts, que chaque commune veut ériger sur son territoire. Puisque la France les a oubliés, elle paiera. Comme pour Maillard et Péricourt, la page de la Grande Guerre se tourne dans la douleur pour nombre d’anciens combattants, laissés pour compte d’un pays victorieux.
Au revoir là-haut. Pierre Lemaître (scénario). Christian De Metter (dessin et couleurs). Rue de Sèvres. 168 pages. 22,50€
Les 5 premières planches :