Adieu Birkenau, l’indispensable témoignage de Ginette Kolinka, rescapée des camps de la mort
En avril 1944, Ginette Kolinka est déportée à Auschwitz avec son père et son jeune frère. Elle seule sort vivante de ce voyage en enfer. Dans Adieu Birkenau, un album de Jean-David Morvan, Victor Matet, Ricard Efa, Cesc et Roger Sole à mettre en toutes les mains, elle revient sur sa vie dans le camp de mise à mort et sur ses multiples rencontres avec des écoliers à qui elle raconte son histoire.
En 1940, quand les Allemands envahissent la France, Ginette Cherkasky vit à Paris avec ses parents, ses cinq sœurs et son frère. La famille est française, juive non pratiquante. Dès l’automne 1940, des mesures discriminatoires visant à reléguer les juifs français et étrangers sont prises par l’occupant et le régime du Maréchal Pétain. Au printemps 1941, les premières mesures de spoliation et de dépossession touchent l’entreprise du père de Ginette. Son atelier de tailleur est placé sous le contrôle d’un administrateur provisoire puis vendu en 1943 par la Commissariat général aux questions juives. Les sœurs de Ginette perdent leur emploi au marché d’Aubervilliers à la suite des lois qui dressent la liste des professions interdites aux juifs notamment celles qui les mettent en contact avec le public. Victime d’une dénonciation, la famille, prévenue par un policier, se réfugie en zone non occupée. Le voyage est éprouvant mais tous se retrouvent sains et saufs avant que la police ne vienne arrêter Ginette, son père et son petit frère en mars 1944. Ils ont été de nouveau dénoncés. Par chance, la mère de Ginette et ses sœurs ne sont pas inquiétées et survivront à la guerre.
Après un moment à la prison des Baumettes, à Marseille, tous les trois sont transférés à Drancy avec Marceline Rozenberg connue plus tard comme cinéaste sous le nom de Marceline Loridan. Après quelques semaines dans le camp de transit où Ginette et Marceline se lient d’amitié avec Simone Jacob future Simone Veil, commence le voyage vers Birkenau *. Léon, son père et Gilbert son frère, 13 ans, jugés inaptes au travail, sont gazés dès leur arrivée. Ginette et ses deux amies sont sélectionnées pour effectuer un travail éreintant. Elles vont, avec d’autres femmes, terrasser, aplanir du terrain pour construire une route et la prolongation de la ligne ferrée qui amènera les déportés, comme les milliers de juifs hongrois, directement à l’intérieur de Birkenau près des routes qui mènent aux chambres à gaz, au camp proprement dit et au centre d’enregistrement. Ginette découvre le monde concentrationnaire. Elle voit comment les nazis avilissent leurs proies, comment la solidarité est mise à mal quand on risque sa vie, que la faim, le froid et l’épuisement enveloppent chaque minute. Elle voit aussi que certaines comme Simone Jacob peut, en se souciant d’elle, lui rendre une part d’humanité. Elle ne l’oubliera jamais.
A partir du mois de juin 1944, la situation géostratégique bascule. A l’Ouest, le Débarquement a réussi. A l’Est, l’URSS a déclenché l’Opération Bagration. Deux millions et demi de Russes armés de 24 000 canons, de 4 000 blindés et de 6 000 avions se ruent sur les troupes allemandes qui reculent inexorablement. Biélorussie, Ukraine, Pologne, ces territoires sont libérés au prix de terribles pertes. Alors que l’Armée rouge approche d’Auschwitz, les SS commencent à évacuer les déportés. Ginette et Marceline sont évacuées avec 1 308 femmes juives dont Anne Franck et sa sœur, le 28 octobre 1944. Le transport a lieu dans des conditions terrifiantes. Ginette arrive à Bergen-Belsen. Avec ses camarades, elles sont entassées dans des tentes que détruit une tempête. Au bout de trois mois, elle est transférée au camp de Raguhn pour travailler dans une usine d’aviation et porte pour la première fois, la tenue rayée des déportés. Le 13 avril, elle est évacuée vers Theresienstadt. Le convoi erre littéralement tant le Reich à l’agonie est désorganisé. Elle arrive neuf jours plus tard. Le 6 mai, les gardiens SS s’enfuient. L’Armée rouge y arrive le 8 mai. Ce camp est le dernier à être libéré. Malade du typhus, Ginette est soignée avant de rentrer à Paris où elle retrouve sa mère.
Le récit de la déportation de Ginette Kolinka aurait pu s’arrêter là. Les auteurs auraient pu « se contenter » de ce récit comme l’ont fait de nombreux auteurs d’albums sur l’extermination des juifs d’Europe. Le rappel du calvaire enduré par les déportés est nécessaire, indispensable, mais cet album va plus loin. Il rappelle que la déportation est à la fois une histoire collective et une histoire personnelle. Tous les récits se ressemblent, ils disent la même chose, racontent les mêmes horreurs ce qui les rend indiscutables mais les hommes et les femmes qui témoignent sont souvent « réduits » à ces souvenirs. Adieu Birkenau (adieu car Ginette n’y retournera pas, la visite décrite dans l’album aura été la dernière) est aussi le portrait d’une femme puissante au verbe malicieux et pénétrant. Le scénario de l’album alterne “souvenirs” du camp et « reportage » dont Ginette est le sujet. Les souvenirs sont communs aux autres déportés : le voyage en train, l’arrivée, la sélection, l’enregistrement, la douche glacée puis bouillante, l’arrivée dans le baraquement, les châlits, les toilettes, le travail harassant et les gardiennes, les coups, les humiliations…
Ces pages sont des leçons d’Histoire d’Auschwitz Birkenau, ces “souvenirs” surgissent dans la narration. Certains font une ou deux cases, d’autres quelques pages. Le plus long (douze pages) est celui de l’enregistrement qui suit la sélection. Ceux qui ont visité le camp de Birkenau se rappellent très bien ce bâtiment, sa taille, la déambulation des déportées, d’où elles sortent tatouées, rasées et vêtues avec des loques portées par des femmes qui les ont précédées. Le dessin de ses passages est sombre, presque monochrome (marron, bleu nuit, brique). Beaucoup de personnages ne sont que des ombres, des fantômes flous.
Quand on passe au “reportage” – la période actuelle, le trait s’approche d’une ligne claire réaliste et expressive, le ciel est bleu, les couleurs plus vives. Mais ce qui frappe, ce sont les dialogues et leur contenu qui ramènent Ginette vers les autres et l’humanité. Elle ne se départit jamais de sa bonne humeur. Elle blague avec des adolescents qu’elle accompagne à Birkenau, elle charrie le douanier à l’aéroport, elle oublie certains aspects de son séjour dans le camp alors que d’autres moments sont intacts dans sa mémoire. Birkenau raconté par Ginette, Marceline ou Simone est toujours le même, mais c’est aussi un endroit qui fait partie de l’intime de chaque survivant. Un intime dans lequel les souvenirs sont fonction de chacun et son expérience propre.
L’album est complété par une exposition qui se tient jusqu’au 28 janvier 2024 au Mémorial de la Shoah de Drancy en face de la cité où Ginette, son père et son frère ont été internés avant le départ pour la Pologne. Les planches en grand format sont complétées par des textes de Tal Bruttmann qui racontent en détail l’histoire la Shoah en France. L’histoire est jouée sur deux partitions : une plus générale qui replace l’histoire particulière mais exemplaire de la famille Cherkasky dans un contexte historique plus large.
La volonté de témoigner est puissante chez Ginette Kolinka, sa voix forte porte loin et impressionne ceux qui l’entendent notamment les jeunes qu’elle rencontre inlassablement. Si enseigner le Shoah, transmettre ces expériences ne sert par forcément à lutter contre l’antisémitisme, ces albums servent, en revanche, à lutter contre le négationnisme et les manipulateurs de l’Histoire. Non, Vichy n’a pas protégé les juifs français, cette histoire en est le témoin. Ce témoignage mis en forme par ces auteurs montre en quoi ce génocide est unique et incomparable. Il devrait aussi montrer, suivant les mots de Ginette, jusqu’où peut mener la haine mais, ça, c’est une autre histoire et une leçon qui ne se retient pas longtemps.
Suivant le mot d’Elie Wiesel, après avoir écouté ce récit, nous devenons à notre tour des témoins, des passeurs.
* : Auschwitz est le plus grand complexe concentrationnaire et camp de mise à mort nazi construit pendant la Seconde Guerre mondiale. En mai 1940, les Allemands réquisitionnent une caserne de l’armée polonaise pour en faire un camp de concentration pour les élites et résistants polonais puis pour des juifs. C’est à l’entrée de ce camp que figure la devise “Arbeit macht Frei”. C’est Auschwitz I. Auschwitz II Birkenau ouvre en octobre 1941, c’est un camp de travail et de mise à mort où périssent plus d’un million de juifs et de tziganes. Auschwitz III Monowitz est un camp de travail qui ouvre en mai 1942 pour l’usine de IG Farben. Une cinquantaine de camps plus petits, les “Kommandos” complétaient le dispositif.
Interview de Ginette Kolinka, survivante d’Auschwitz par Victor Matet
Adieu Birkenau. Ginette Kolinka (texte). Jean-David Morvan et Victor Matet (scénario). Ricard Efa et Cesc (dessin). Roger Sole (couleurs). Albin Michel. 96 pages. 21,90 euros.
Les neuf premières planches :