Albert Londres doit disparaître, aux racines du journalisme d’investigation
Au début des années 1930, l’ultime voyage d’Albert Londres va l’entraîner en Asie lors des prémices du conflit sino-japonais. Frédéric Kinder et Borris nous guident dans les derniers jours supposés du journaliste écrivain au fil d’une plausible hypothèse tout aussi terrible que passionnante. Albert Londres doit disparaître met en valeur l’importance du journalisme d’investigation, tout en soulignant les dangers de ce genre d’enquêtes quand les enjeux financiers dépassent la vie d’un homme.
Un ami de longue date qui supplie un héros de le rejoindre en Chine, promesse d’un voyage riche en aventures dangereuses. Cela vous fait-il songer à un classique de la BD ? Pourtant ici point de houppe ni de fox-terrier ; c’est dans les pas d’un vrai journaliste bien réel que cet album nous invite. Même conflit, la guerre sino-japonaise mais la comparaison s’arrête là. Nous marchons dans les pas du journaliste Albert Londres. Ce passionnant album débute en France pour poser la situation mais assez rapidement on prend l’océan direction la Chine pour s’installer dans un récit intelligemment bien construit.
Contacté par un ami, le mythique journaliste Albert Londres décide de se rendre en Chine à la fin de l’année 1931. Dans son sillage, plusieurs groupes et personnes aux intérêts convergents le suivent et l’espionnent dès le début de son périple. Sur place, un conflit se préparent. Le journaliste rencontre progressivement les différents protagonistes des évènements, les états majors japonnais et chinois, le consulat français quelque peu hors-sol et d’autres acteurs aux visées moins évidentes.
Assez rapidement, Londres va être confronté au rôle prépondérant du commerce de l’opium impliquant de nombreuses personnes observant d’un œil méfiant ses investigations. Certains agissant masqués d’autres le rencontrant directement. Ainsi il croise Tchang Kaï-Check qui va lui faire une révélation. Dès lors, la petite histoire va croiser la grande. Mafias, forces armées opposées ou alliées de circonstance, hommes politiques et/ou d’affaire, tels des dominos alignés par un destin cruel mais intéressé, vont peut-être sceller le sort du journaliste…
Le contexte historique du lieu et de l’époque semblent rigoureux. Les évènements et personnages historiques réels sont en nombre. Le lecteur, au fil des pages de l’album, s’interroge sur la part de véracité et celle de fiction. C’est d’ailleurs le charme de tout biopic et de celui-là en particulier. Chacun se réservant ensuite, selon son envie, de poursuivre le voyage avec une lecture des œuvres de Londres ou des investigations possibles dans les sources de l’époque. Un dossier documentaire accompagne d’ailleurs la première édition.
Au delà des documents proposés, même le scénario nous prend par la main pour aller plus loin. Ainsi, dès les deux premières planches, on ressent l’envie urgente de se replonger dans les écrits du journaliste. Plus loin, la narration mêle les inventions et les véritables écrits d’Albert Londres *. Dans la construction de ses planches, le talent de Frédéric Kinder repose, comme souligné plus haut, sur le questionnement de son lectorat qui, sans cesse, oscille donc entre repères et évènements effectifs et part d’imagination **.
Sur le plan graphique, le trait riche de Borris navigue sous les auspices de Miles Hyman et Andreas. Excusez du peu comme comparaison. Il prend progressivement un aspect charbonneux au fur et à mesure que la situation devient de plus en plus sombre et terrible pour le personnage principal ou ses proches. La mise en couleurs *** souligne cette même impression sans jamais l’appesantir. L’ensemble gardant un grain sépia qui unifie les planches. De plus, le dessinateur nous émerveille dans ses décors et paysages tout en étant aussi talentueux dans la mise en place de scènes plus intimes.
Au final, une certaine mélancolie nous étreint face à inéluctabilité de cette histoire, la grande histoire broyant la moins grande. Mélancolie laissant la place, dans ce cas précis, à une colère froide. Les pages se déroulent tel un irrémédiable compte-à-rebours face auquel on se retrouve impuissant. Ce bel album se dévore d’une traite dans sa première lecture ; une deuxième s’imposant derechef pour savourer et la construction scénaristique et le dessin. On en retarde une troisième juste pour prendre un des nombreux ouvrages du journaliste voyageur.
* Dans plusieurs cases, les cartouches sont issus du recueil d’articles La Guerre à Shanghai, Arléa Poche, 2008.
** Frédéric Kinder reprend dans ses dialogues de véritables extraits des paroles attribuées à Albert Londres. Par exemple, planches 16 et 17, la rencontre avec un journaliste en Inde s’inspire d’un véritable entretien cité dans la bibliographie d’Assouline, Albert Londres, vie et mort d’un grand reporter 1884-1932, Folio, 1990.
*** Cette superbe mise en couleur est le travail de Brice Follet.
Albert Londres doit disparaître. Frédéric Kinder (scénario). Borris (dessin). Brice Follet (couleurs). Treize étrange. 104 pages. 17,50 euros.
Les dix premières planches :
Albert Londres doit disparaître