Les Filles des Marins Perdus, Livre III : d’Alger à Naples, à la cour de Joachim Murat et Caroline Bonaparte

Parfois, comme dit l’expression, notre passé nous rattrape, et ça peut faire mal. C’est ce qui arrive au couple Tess O’Brien et Yasser Alali dans ce livre III des Filles des marins perdus. Dans cet opus, troisième tome de la série dérivée de l’opéra graphique Le Port des marins perdus, Teresa Radice au scénario et Stefano Turconi au dessin transportent leurs deux héros d’Alger à Naples dans les années 1810-1811, quand Alger était encore indépendante et que Joachim Murat régnait sur le royaume napolitain.
Lorsque son navire le Last chance, de la Compagnie des Indes orientales britanniques, jette l’ancre en rade d’Alger, le capitaine Yasser Alali, qui doit attendre pour son entrevue avec le dey (le régent) d’Alger, se laisse convaincre par sa compagne Tess O’Brien d’aller visiter la ville. Mais le couple y est victime d’une embuscade : Yasser tombe aux mains d’une mystérieuse organisation nommée « La Fraternité », et Tess disparaît.
Petit à petit le récit nous apprend ce qu’est « La Fraternité » pour le capitaine prisonnier, dont la véritable identité est révélée ainsi que les circonstances dramatiques qui l’ont amené à devenir marin et à connaître Nathan Mac Léod. Parallèlement, Tess O’Brien est emmenée de force à Naples. Elle y rencontre le couple royal : Joachim Murat, son ancien amant, et Caroline, la femme de celui-ci et jeune sœur de l’empereur Napoléon Ier, qui se prend d’amitié pour Tess. Tout l’enjeu de cet album pour la jeune femme est de retrouver Yasser et le Last chance, où une surprise attend le capitaine.

Examinons maintenant différents détails de cet opus. En particulier la seule erreur historique, celle du nom du dey d’Alger, qui est identifié comme étant Ali Khodja, alors que celui-ci a régné de 1817 à 1818. Celui qui règne à Alger en 1810-1811 est Hadj Ali Dey (1809-1815). Un examen de la liste de ces souverains montre qu’il y a eu succession rapide des deys d’Alger en ce début du XIXe siècle, à cause des fréquentes révolutions de palais qui secouent la régence d’Alger.
Cette instabilité gouvernementale rend fort plausible dans cette fiction l’existence de « La Fraternité » dont l’appartenance se concrétise par un tatouage représentant un serpent enroulé autour d’un palmier. Les fans de la série auront déjà remarqué que cette marque apparaît sur le dos de Yasser Alali dès la page 36 du livre II, lorsque Tess enlève sa chemise au capitaine. Dans le livre III, on a déjà pu la remarquer sur le dos d’un des aides de Khalled page 9 et surtout sur le dos du véritable Yasser qui l’exhibe fièrement page 16, avant que les gardes du dey ne la découvrent sur son cadavre.
La destination de cette organisation semble être le meurtre politique, perpétré par des membres agissants en véritables tueurs. Ceci n’est pas sans rappeler la tradition qui, dans le monde arabo-musulman, remonte à la secte ismaélienne des hashashins (« fumeurs de haschisch ») du XIIe siècle au Moyen-Orient, ayant donné par dérivation le mot « assassin ». D’ailleurs, on peut se demander si les auteurs de cet opus font ou non référence à cette étymologie quand ils emploient ce mot page 11.


Les personnages historiques principaux du deuxième chapitre de cet opus sont le brillant officier de cavalerie qu’est Joachim Murat (1767-1815) et sa femme Caroline Bonaparte (1782-1839) plus jeune sœur de Napoléon Ier, qui forment le couple royal de Naples, ainsi qu’on peut les voir au centre et à droite sur la couverture. Les auteurs ont parfaitement illustré le goût prononcé de Murat pour les uniformes rutilants en particulier ceux des soldats de cavalerie, comme celui de hussard (cavalerie légère) dans lequel il est représenté sur la couverture et dans la séquence des pages 93 à 98, avec son initiale sur la sabretache (sacoche qui pend à son ceinturon à coté du sabre). Dans ces cases, Murat est représenté avec un large sourire et tenant une rose entre les dents : ce thème iconographique a-t-il été inspiré par des images publicitaires comme celle de la marque Ultrabrite de la firme Colgate depuis les années 1970 et qui a été déjà réutilisée en 1973 pour la couverture de Chihuahua Pearl le treizième épisode de la série Fort navajo, une aventure du lieutenant Blueberry.

Un peu plus loin, Murat a changé d’uniforme, puisque cette case s’inspire du Portrait équestre de Joachim Murat, roi de Naples, 1812, par Antoine-Jean Gros, Musée du Louvre, où l’on reconnaît sans problème le Vésuve à l’arrière plan.
Quant à Caroline Bonaparte, peinte vers 1810 comme reine de Naples par François Gérard, elle est aussi représentée avec le Vésuve en arrière plan.

Le portraitiste aurait pu aussi représenter les ruines de Pompéi, puisque, en ce début du XIXe siècle, les fouilles du célèbre site, intensément menées surtout après 1748, avaient déjà révélé au monde une partie de la ville disparue dans l’éruption de 79 ap. JC.
Il n’est donc pas étonnant que les auteurs aient consacré la page 86 à la visite de ce site par Caroline et ses familiers, en y replaçant Tess dans une pièce possédant un comptoir et l’autel des dieux domestiques d’une auberge. La même que celle dans laquelle pénètre Quintus Aper à la page 31 de L’Année des quatre empereurs T1, mai 68, sorti en 2019 chez Gallia Vetus.



Restons dans l’Antiquité en nous focalisant sur la page 100 et ce, pour deux raisons. D’abord, pour la fortification la plus ancienne de Naples occupant le centre de l’image. Le Château de l’œuf (Castel dell’Ovo) est appelé ainsi car le poète Virgile a prétendu qu’un œuf avait été dissimulé dans ses murs et tant qu’il ne serait pas cassé le château et la ville de Naples vivraient. Et puis le texte de la bulle parle de « la grotte de la Sybille de Cumes » qui est un lieu légendaire qui aurait abrité la résidence de la célèbre devineresse et où on pouvait venir la consulter. Au demeurant, ces deux lieux ont fait l’objet de peintures comme ci-dessous celles de J.M.W. Turner, artiste anglais dont on peut déceler l’influence sur les paysages de Stefano Turconi, le dessinateur de l’album.

Avant de terminer, retournons au premier chapitre du présent opus dans la séquence des pages 26 à 34 : Yasser qui s’appelle alors Zahid, est en pleine fuite à tous points de vue. Dans le désert, il est recueilli par un vieil homme, qui porte le titre de hadji qui signifie qu’il a fait le pèlerinage de La Mecque (un des cinq piliers de l’Islam). Ce vieux sage sera pour l’adolescent déboussolé un maître spirituel qui sur son lit de mort lui donne sa dernière leçon. Ce dialogue n’est pas sans rappeler l’échange entre Nathan Mac Léod et Yasser que nous trouvons page 163 dans Le Port des marins perdus, le premier opus de la série sorti en 2016.



En guise de conclusion, peut-on dire le plaisir qu’il y a à parcourir les quatre opus de cette série foisonnante, parfois haletante et avec toujours une petite pointe d’humour, qui n’hésite pas à utiliser avec maestria des thèmes souvent difficiles en BD comme le fantastique ou la spiritualité et à restituer ainsi toute la richesse d’une période historique, celle du début du XIXe siècle. Disons-le quand même : on attend avec impatience le livre IV.
Les Filles des marins perdus Livre III. Teresa Radice (scénario). Stefano Turconi (dessin et couleurs). Glénat. 128 pages. 18,50 euros.
Les dix premières planches :