Alejandro Jodorowsky : “Je fais de l’histoire fiction. Ce n’est pas changer l’Histoire, c’est l’interpréter d’une manière différente.”
Alejandro Jodorowsky est un monument du 9e art qui n’a pas exploré la bande dessinée historique autant qu’il l’aurait voulu. Pour ses 90 ans, l’occasion était belle de lui poser quelques questions sur le sujet. Rencontre avec un scénariste hors norme.
Cases d’Histoire : Comment êtes-vous arrivé dans la bande dessinée ?
Alejandro Jodorowsky : Je ne suis pas arrivé à la bande dessinée par hasard. Quand j’étais tout petit, j’en lisais beaucoup. A cette époque là, les journaux américains publiaient Popeye, Prince Vaillant, Mandrake le magicien. Au Mexique, j’étais dramaturge, j’ai écrit une centaine de pièces. Et dans un journal, j’ai réalisé une planche de bande dessinée par semaine pendant cinq ans. Ça s’appelait Fabulas panicas (Fables paniques). Parce que je pensais que la bande dessinée était un art véritable qui n’avait rien d’inférieur au cinéma, au théâtre ou à la littérature.
Je me suis vraiment lancé dans la bande dessinée grâce à un film qui n’a pas pu se faire. C’était Dune, avec Moebius qui faisait le storyboard. Tout le monde était très déçu, mais j’ai dit non, il n’y a pas d’échec. C’est juste un changement de chemin. J’ai dit à Moebius, “mes images sont en moi, faisons une bande dessinée“. Alors on a fait L’Incal.
Le cinéma m’a servi pour la structure du récit. Pour faire un film, il faut avoir un commencement et la fin. Et après tout s’organise. Tout vient de la fin. La différence c’est que le cinéma fait des liens en mouvement, alors que la bande dessinée réunit des morceaux immobiles. C’est au lecteur d’imaginer le mouvement dans la bande dessinée. L’ellipse, c’est formidable.
Mais le lecteur de bande dessinée a la possibilité de tourner toutes les pages pour voir ce qui se passe après, il faut donc que le suspense soit en bas de la planche impaire, pour qu’il ait envie de tourner les pages sans aller trop loin. Au fond, on tourne de deux pages en deux pages, comme les ailes d’un oiseau.
Vous avez peu écrit de récits historiques. Est-ce par manque d’intérêt ?
Il y a moins de dessinateurs qui aiment ça, tout simplement. Et comme généralement, ce sont eux qui viennent vers moi plutôt que le contraire, je m’adapte à leurs envies.
Boucq par exemple habitait Lille, et moi Paris. Il voulait me contacter mais pas venir me voir. Et moi je ne voulais pas aller à Lille. Alors qu’est-ce qu’on fait ? On a décidé de se voir au milieu, à Amiens. On a voyagé tous les deux, on s’est retrouvés là-bas, et on a visité la cathédrale d’Amiens où il y a un labyrinthe, et on a décidé de faire Face de Lune, qui décrit la construction d’une cathédrale.
Pour Bouncer, il y a eu plusieurs inspirations. J’aime beaucoup les films de samouraïs. Il y en avait un qui avait perdu un bras et qui continuait de combattre [NDLA : La saga du Sabreur manchot, trois films hongkongais entre 1967 à 1971]. Les Asiatique aiment que le héros ait une difficulté. J’ai voulu faire un héros comme ça. J’étais aussi grand lecteur de petites histoires espagnoles, des histoires de cow boys écrites sous Franco. Des fascicules de 90 pages écrits en une semaine. Il y a un auteur, Silver Kane, qui a fait ça pendant 40 ans ! J’ai toute sa collection. Presque 1000. Je lisais ça avec un plaisir fou. Pour moi, Silver Kane est plus grand que Cervantès. Ça m’a nourri pour Bouncer. J’ai d’ailleurs rencontré Silver Kane avant sa mort, et il aimait beaucoup Bouncer.
Pour vos bandes dessinées historiques, est-ce que vous rassemblez une grande documentation ?
Complètement. Pour Les Chevaliers d’Héliopolis, c’est l’alchimie. Ça commence avec Louis XVI, qui a un fils dont on ne sait pas ce qui lui est arrivé pendant la Révolution. Puis il y a le personnage de Napoléon.
Je fais de l’histoire fiction. Ce n’est pas changer l’Histoire, c’est l’interpréter d’une manière différente, qui devient une saga.
Le tome 4 du Pape terrible va sortir. C’est le dernier de la série. Je travaille avec un dessinateur italien, Théo. Pourquoi ? C’est comme pour Borgia avec Manara. Seul un Italien peut bien dessiner l’Italie. Il a l’esprit du pays. Il est très esthétique. Manara m’a dit, “J’adore Botticelli. Mets-le dans l’histoire, parce que je voudrais le dessiner avec mon visage“. Je l’ai fait et il l’a fait. Dans l’album, Botticelli a le visage de Manara.
Votre famille a fui les pogroms en Ukraine pour se réfugier au Chili. Vous n’avez pas voulu raconter ces souvenirs passionnants ?
J’ai fait un roman qui s’appelle L’œuvre du Dieu pendu. La suite, L’enfant du Jésus noir, va sortir. Le transposer en bande dessinée, c’est énorme, c’est trop difficile. Comme je l’ai fait en roman, je n’ai pas eu besoin de le transposer en images.
Pour Bouncer, vous avez fait une incursion dans le western. Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce genre ? La possibilité de greffer un récit mystique ?
C’est mon enfance. Dans mon village de 2000 âmes, il y avait un cinéma. Et tous les dimanches, j’y allais et on donnait des films hollywoodiens. J’adorais Frankenstein, c’était mon idéal. Et les films de cow boys, sans savoir que c’était les États-Unis. Je les prenais en effet pour des contes de fée. Zorro, Crotalo, c’était les contes de fée de mon enfance. Le far west était dans mon esprit, mais pas comme l’histoire des États-Unis. Pour moi, les cow boys c’était comme les histoires de samouraïs. Quelque chose de mythique.
Dans Borgia et Le Pape terrible, c’est la religion catholique qui est le moteur du récit. Et plus particulièrement les excès du clergé. Est-ce que vous vous définiriez comme anticlérical ?
J’ai écrit un livre qui s’appelle L’Évangile pour guérir, qui est l’exaltation des évangiles. Les évangiles, c’est une nourriture qu’il faut interpréter. Ce qu’on nous donne c’est une interprétation de curés rétrogrades. Toute la beauté de la religion est dans les évangiles. La même beauté qu’on trouve dans le Zen, le soufisme, la Kabbale. Il ne faut pas coloniser Dieu.
Je ne suis pas anticlérical, mais contre certains types de clergé. Le surréalisme était terriblement anticlérical, pas moi. Il y a des mystiques qui sont formidables. Saint François d’Assise est beau, on ne peut pas le critiquer. En revanche, le Vatican est une mafia. C’est indigne.
Je suis contre attaquer les mythes auxquels les gens croient. L’artiste n’attaque pas, il peut apporter.