Avec Le Temps est proche, Christopher Hittinger ausculte la Guerre de Cent Ans
Les auteurs de BD ont aussi leur mot à dire sur le Moyen Âge, comme Christopher Hittinger qui s’est attaqué en 2012 avec Le temps est proche à un sujet original. Plutôt que de s’attacher à un personnage, c’est tout un siècle, le XIVe, et tout un espace, l’Europe occidentale, qu’il a choisi de représenter à travers plusieurs histoires courtes. Une réussite brillante d’originalité.
Cet article a précédemment été publié sur le site de
Histoire et Images médiévales : Christopher Hittinger, vous faites le parallèle entre notre époque, apocalyptique à bien des égards, et le XIVe siècle européen*. Mais pourquoi avoir choisi cette période ? Pourquoi pas, par exemple, la fin de l’Empire romain, que vous avez déjà explorée dans Les déserteurs (2009).
Christopher Hittinger : Justement, j’avais déjà exploré cette époque, et j’aime bien pour chaque livre découvrir une période différente. Avant l’écriture du scénario, il y a tout un travail de recherche et de lecture, qui est important pour moi, car… j’aime bien apprendre de nouvelles choses !
De plus, il ne me semble pas que la fin de l’Empire romain ait été vécue comme une période apocalyptique, peut-être plutôt comme une lente désagrégation des institutions et du pouvoir. Le XIVe siècle, en revanche, a tout de même connu un évènement exceptionnellement catastrophique avec la Peste Noire, et des dizaines d’autres de moindre ampleur, mais tout de même assez graves (famines, guerres, etc.)
Il est exact de dire que j’ai voulu faire des parallèles entre notre époque actuelle et le XIVe, puisque j’ai volontairement mis l’accent sur des évènements qui semblent résonner avec nos peurs contemporaines. Dans Jamestown (2007), mon récit était assez neutre, historique et factuel, raconté par un narrateur extérieur (chez lequel on peut tout de même déceler une certaine ironie). Dans Le Temps est Proche, on est beaucoup plus proche de la satire. C’est un peu de la science-fiction à l’envers. On parle en réalité du présent, à travers le prisme d’une autre époque : un futur imaginaire pour la SF, et une période du passé pour Le Temps est Proche.
Mon travail est donc différent de celui d’un historien, puisqu’il ne s’agit pas d’un travail de recherche, mais d’un travail de création littéraire et graphique fondé sur le matériel historique.
H&IM : On a l’impression que, dans ce Moyen âge sombre en train de mourir, dans cette période de transition (vous employez, je crois, vous-même le terme), les seules personnes à sauver sont les artistes et les femmes, comme Christine de Pisan ( 1430) ou Margery Kempe ( après 1438), face à des hommes montrés comme des brutes animalisées – les nobles et les rois sont souvent représentés sous forme de loups –, des personnages robotisés – le chevalier après Crécy n’enlève jamais son heaume. Pareil pour le Prince Noir sur son lit de mort. Vous semblez impliquer qu’ils ne sont pas des personnes.
CH : C’est assez vrai, je me suis rendu compte après coup que Margery Kempe est presque le seul personnage « positif » du livre ; disons du moins qu’elle est animée par une foi sincère et représente une forme de courage et de volonté. Du coup, c’est aussi le récit le plus neutre, et le moins drôle du livre ! Mon but, encore une fois, était de faire de la satire, et donc j’ai noirci au maximum le trait. On trouve essentiellement des personnages lâches, cupides, violent, haineux… La présence de Margery Kempe permet de faire ressortir encore plus par contraste ces traits négatifs.
Le fait de donner des aspects non humains à mes personnages est un procédé que j’utilise depuis le début. C’est un outil spécifique à la bande dessinée (et au film d’animation, disons), qui permet de pousser au plus loin la caricature. C’est très utile pour donner immédiatement au lecteur des pistes sur le caractère du personnage sans avoir à expliquer laborieusement sa psychologie. Dans le cas du chevalier et du Prince Noir, je ne dis pas que ce ne sont pas des personnes, simplement je les définis essentiellement par leur côté militaire
H&IM : D’ailleurs, dans l’histoire courte consacrée à la fuite du chevalier après la défaite de Crécy, qui finit par enterrer ses compagnons d’armes, on subodore une allusion au Bon, la Brute et le Truand (western de Sergio Leone, réalisé en 1966) ? Avez-vous été influencé par le cinéma médiévaliste ?
CH : Effectivement, la référence dans ce récit au Bon, la Brute et le Truand est évidente, il y en a une autre, beaucoup plus discrète et qui pourtant est filée tout le long, à la chanson ‘Til I Die des Beach Boys. La première case est une citation directe de la pochette de l’album sur lequel se trouve la chanson, et les trois couplets de la chanson sont illustrés (une pierre qui dévale une montagne, le vent qui souffle, et l’eau de la rivière qui emporte le chevalier). Pour moi, c’est la chanson ultime sur la dépression, et le sentiment de ne pas avoir de but ou de contrôle sur sa vie, ce qui correspond à l’état du chevalier dont la raison d’être vient d’être emportée dans cette bataille.
Tout cela pour dire que j’aime mêler culture savante (à travers l’étude de l’histoire) et pop culture, l’un influençant l’autre pour obtenir des idées originales. Donc oui, je suis énormément influencé par le cinéma, de tous les genres, y compris médiévaliste, surtout si l’on compte Sacré Graal des Monty Python (1975) ! Le Nom de la Rose (1986) a aussi été une influence très forte, notamment esthétique, sur mon livre.
H&IM : Avez-vous lu des travaux d’historiens ? Vous êtes l’une des rares artistes de BD à penser l’expérience du temps historique comme une expérience longue, à montrer que les transitions ne sont ni des « bang », pour reprendre le poème de T.S Eliott que vous citez en introduction, ni des événements courts centrés sur des actions de personnages célèbres, mais qu’elles sont des phénomènes longs et complexes. Vous faites même des allusions à l’histoire du climat. Avez-vous lu les travaux d’Emmanuel Le Roy Ladurie sur la question ?
CH : Par mes lectures, j’ai dû effectivement être influencé de manière plus ou moins directe par le concept de longue durée (2) Et justement, la bande dessinée est un excellent médium pour illustrer ce concept, comme l’a fait notamment Robert Crumb dans une planche bien connue : A Short History of America (1979).
Beaucoup de bandes dessinées historiques s’attachent effectivement à faire un récit assez classique, privilégiant l’aventure, les personnes célèbres, la reconstitution plus ou moins détaillée des décors et des costumes, quitte à s’éloigner de la vérité historique si cela ne colle pas avec l’intérêt supposé du lecteur. Il s’agit finalement d’une approche similaire à celle des romans d’Alexandre Dumas, par exemple.
Ce n’est pas mon projet. Dans Les Déserteurs, il est question de la fin de l’Empire romain, de la propagation du christianisme, mais le récit s’attache à des personnages qui tentent simplement de survivre dans ce contexte. Pareil pour Jamestown, les colons sont davantage préoccupés par leur survie au quotidien que par le fait d’apporter leur empreinte sur l’Histoire. Et dans Le Temps est Proche, je parle de personnages célèbres, car ils permettent de situer le contexte, mais la part belle est faite aux inconnus.
Pour moi, l’idée que quelques personnes de pouvoir, célèbres et facilement identifiables, décident de tout est une vision extrêmement simpliste et manichéenne. Des milliards de volontés individuelles coexistent, dans un environnement changeant et qui échappe à leur contrôle, chacune apportant leur contribution, plus ou moins modeste, à cet édifice qu’on appelle l’Histoire.
H&IM : Graphiquement, vous faites quelques clins d’oeil à l’enluminure (par exemple le Livre de Chasse de Gaston Phébus). Faites-vous d’autres allusions graphiques, par exemple à des BD médiévalistes qui vous auraient influencés ?
CH : Il est possible que chaque case soit influencée de manière plus ou moins évidente ou consciente par une image que j’ai vue ! Cela peut être d’autres bandes dessinées, des affiches, des films… Cependant, je ne crois pas que ces influences soient forcément médiévales, elles peuvent même en être assez éloignées (comme dans le cas de la chanson des Beach Boys citée plus haut).
H&IM : Dernière question. Votre parti pris graphique n’est pas figuratif. Pourtant, la plupart de vos albums ont un arrière-plan historique. Est-ce délibéré ? Pensez-vous qu’il est possible de représenter de manière réaliste l’histoire sans en passer par une représentation figurative ?
CH : Pour moi, ce parti-pris a plusieurs raisons. Il me permet d’être plus libre dans mon dessin, d’exprimer les choses de manières plus imagées et drôles. Une représentation figurative permet sans doute d’illustrer une période de manière plus vraisemblable, mais cependant pas forcément de manière véridique : à moins d’avoir des documents extrêmement précis et fiables, on peut facilement faire des erreurs, et donc induire le lecteur en erreur avec soi. Dans mes livres, le lecteur voit tout de suite que la forme n’est pas vraisemblable, et donc s’attache simplement au récit, sans s’inquiéter de la véracité des costumes ou de la ressemblance de tel personnage ou tel lieu.
Si on prend par exemple les films ayant pour contexte le Moyen Âge, il y a une énorme différence esthétique et visuelle entre ceux du passé et ceux d’aujourd’hui. On peut ainsi comparer le Robin des Bois avec Errol Flynn (1938) et celui plus récent avec Russell Crowe (2010). Pourtant, dans les deux cas, j’imagine qu’il y a eu la volonté de recréer visuellement un Moyen Âge vraisemblable. Et dans quelques années, le costume et le jeu de Russell Crowe nous paraîtront peut-être tout aussi irréalistes et clichés que le justaucorps et le chapeau à plume d’Errol Flynn !
Cette représentation permet aussi une distanciation (au sens brechtien du terme), qui permet de conscientiser le lecteur, de le rendre actif dans sa lecture et non simplement de suivre passivement le récit sans se poser de question. Elle me semble donc particulièrement appropriée lorsqu’on traite d’un sujet aussi complexe et qui incite autant à la réflexion que l’Histoire.
Propos recueillis par William Blanc
*Le parallèle entre le XIVe siècle en crise et notre époque est assez récurrent. Voir par exemple le best-seller de B. W. Tuchman, Un lointain miroir. Le XIVe, siècle des calamités (A Distant Mirror. The Calamitous 14th Century, 1978), Paris, Fayard, 1991.
**Concept développé notamment par l’historien Fernand Braudel à la fin des années 50 en s’inspirant du structuralisme de Claude Lévi-Strauss. F. Braudel distingue le temps court politique, le temps social et économique, plus lent, et enfin le temps long des structures.
Le Temps est proche. Christophe Hittinger (scénario & dessin). The Hootchie Coochie. 160 pages. 20€