Bella Ciao, les souvenirs d’un fils de Rital à l’ombre des hauts-fourneaux lorrains
Avec ce premier tome d’une trilogie annoncée chez Futuropolis, Baru
concrétise un projet qui lui tenait à cœur depuis longtemps. Lui qui dans son œuvre a toujours mis à l’honneur la culture populaire et ouvrière a décidé, cette fois, d’interroger sa mémoire identitaire et ses souvenirs familiaux pour évoquer la place des immigrés italiens dans la France du XXe s. Son style éclectique et rock’n’roll fait merveille quand il s’agit de raconter quelques instantanés de l’intégration des « Ritals » chez leurs cousins transalpins, à une époque où le tourbillon migratoire balaie déjà le continent européen.
Après la fièvre révolutionnaire qui l’a profondément marqué au début du XIXe siècle, le Vieux Continent devient le théâtre de nouveaux bouleversements tout aussi décisifs, moins liés aux idéaux de Liberté et de Justice qu’à des contingences plus matérielles. Poussées depuis longtemps par le seul désir de fuir leur région incapable de les faire vivre dignement, voire de les nourrir, des populations rejoignent les bassins d’emplois potentiels d’abord au plus près de leur foyer, car le voyage s’effectue à pieds. Quand les perspectives semblent valables de l’autre côté d’une frontière, ceux qu’on finira par appeler les « travailleurs immigrés » franchissent le pas et quittent leur patrie. En France, le manque de bras dans les usines d’abord puis le creux démographique lié aux pertes colossales de la Grande Guerre constituent autant d’appels d’air à cette main d’œuvre souvent jeune, toujours vaillante et invariablement désignée par l’opinion en référence à sa nation d’origine. Quand ils franchissent les Alpes ou débarquent dans un port de la côte méditerranéenne, leurs cousins français surnomment ces étrangers les « Ritals ».
Quel Français ne connaît pas les Uderzo, Platini, Colucci et autre Livi ? Qui
pourrait nier l’apport exceptionnel de ces fils ou petits-fils de Ritals au rayonnement de la terre d’adoption de leurs parents ou grands-parents ? Après l’illustre historien Pierre Milza*, spécialiste de l’Italie, du fascisme et des relations internationales, après le truculent François Cavanna**, racontant son enfance dans la zone parisienne, c’est au tour de Baru (né Hervé Barulea en 1947 dans un coin de la Lorraine) de nous livrer son point de vue sur l’intégration et l’assimilation à la française de ses compatriotes d’origine. Puisqu’il existe autant de parcours que d’immigrants, l’auteur des Années Spoutnik prend le parti d’un récit sans fil chronologique, en laissant ses souvenirs propres et ceux rapportés par ses parents et familiers remonter à la surface. Il reste néanmoins fidèle à son approche vraisemblable des faits et des gens. Dans cet album, quand il ne se met pas directement en scène dans l’ultime séquence, il recrée une petite famiglia typiquement italienne avec ses ancêtres, ses doyens, ses adultes et ses enfants, saisie à plusieurs moments clés de leur histoire française : l’été 1893, le milieu des années 1930, le début des années 1960, les années 1980 et une période plus récente mettant le tout en perspective.
Baru a tenu à débuter cet album par un hommage à son grand-père et à ces
générations ayant fourni les premiers bataillons de travailleurs transalpins
employés à la tâche sur des chantiers ou dans des champs. En cette fin de XIXe siècle gangrenée par les surenchères nationalistes et colonialistes, il suffit parfois d’une étincelle pour que les compagnons de labeur d’hier se muent en chiens féroces. Après Marseille*** en juin 1881, c’est la cité gardoise d’Aigues-Mortes qui devient le théâtre d’une flambée de violence xénophobe à l’encontre des ouvriers italiens venus, comme chaque année, procéder à la récolte du sel. Accusés par les Ardéchois, eux aussi employés à la tâche, de tirer les conditions de travail et les salaires vers le bas, ils deviennent les cibles d’un massacre perpétré aux cris de « mort aux Italiens ! ». Baru prend le temps de tirer le portrait puis de décrire les cadavres des dix victimes : « fractures du crâne, coups de couteau, impacts de balles » (pages 36-37), un effroyable déchaînement de haine. Pour l’auteur, cet acte est l’occasion de rappeler, dans une séquence nerveuse en tête d’album, que plusieurs générations de Ritals portent encore les stigmates de l’intégration à la française.
Une tendance et un réflexe de tous les immigrés s’installant dans un pays tiers est de se regrouper par nation dans des quartiers pour faciliter l’installation et l’entraide quotidienne. Cela s’est vite avéré dans le bassin lorrain au XIXe s. À titre d’exemple, la population d’origine italienne des départements de la Meurthe-et-Moselle et de la Moselle se monte à 4340 individus en 1890-1891 et à 80000 en 1911. Cette arrivée massive de travailleurs transalpins métamorphose les espaces urbains dans lesquels ils se concentrent. Pour l’observateur avisé qui se promène à la veille de la Grande Guerre dans le secteur de Jœuf, Homécourt, Auboué, Longwy, Villerupt, Hussigny, ou Thil, l’apparition des « petites Italies » s’impose au regard et aux oreilles****. Pas étonnant donc pour Baru, le natif de Thil, de restituer ces repas de famille dominicaux où, invariablement, tout finit par des chansons nostalgiques de la petite patrie. En tête du répertoire, le mythique Bella Ciao fait pourtant l’objet non d’un moment de gloire chauvine mais plutôt d’une mise au point de haute volée sur sa genèse et son appropriation intéressée par la sphère communiste pendant la Guerre froide. Au final, la querelle entre les cousins Antoine le sociologue universitaire et Téodorico l’ingénieur aboutit au constat qu’à la fin, c’est la fierté de savoir ce chant de révolte repris dans le monde entier, quelles qu’en soient les raisons idéologiques, qui l’emporte.
Cet album sert en fait d’écrin à des documents d’archive à haute valeur
sentimentale. En effet, entre les pages 84 et 92, Baru a reproduit les originaux des trois étapes ayant permis à un certain Terzilio Barulea – son père, d’accéder à la nationalité française. Entre la demande de naturalisation émise en septembre 1934 auprès du maire de Thil et l’acte officiel signé du Ministre de la Justice Albert Lebrun le 29 mai 1936 s’écoulent vingt mois d’enquête de moralité. Il s’agit de scruter à la loupe la capacité d’un ouvrier italien, arrivé en France en 1922, à devenir français. Mais Baru ne s’y trompe pas : cet examen consiste surtout à évaluer si le candidat présente les garanties suffisantes qu’il abandonnera peu à peu toute velléité de revenir servir le Duce, car, à l’époque, l’amitié franco-italienne bat de l’aile. Pour bon nombre d’Italiens dans les années 1920 et 1930, le choix de la France est d’abord une fuite politique. Qu’il le traite sur un ton léger (être ou ne pas être incorporé dans les Balilla*****, les jeunesses mussoliniennes) ou plus grave (l’engagement héroïque d’Ezio Zampetti dans les Brigades Internationales en Espagne en 1937), Baru renoue ici avec sa fibre militante. Il entend rappeler que de nombreux naturalisés, voire des étrangers, sont morts pour la France en défendant ses couleurs ou cet idéal de Liberté qui colle encore, pour un temps, à la République. En une élégante pirouette doublée d’un clin d’œil révérencieux à Jacques Tardi, Baru rassure a posteriori les autorités françaises en dressant les états de service de l’artilleur Barulea, mobilisé, capturé, interné dans un Stalag, libéré et rendu à la vie civile le 29 avril 1945, « les poumons en capilotade ». Avoir combattu et souffert pour la grande Patrie lui décerne son brevet de bon Français.
En attendant la publication de la suite de ses souvenirs, Baru siffle la pause sur une leçon de cuisine al dente. A-t-il choisi de montrer qu’on pouvait rassembler les cousins transalpins sans difficulté autour d’une table ? Le ton de la dernière séquence est léger, aérien comme une pâte à cappelletti (recette de ces pâtes garnies à la viande de porc fournie page 127). Mais tel un acteur de commedia dell’arte, il se pose en gardien/passeur de la tradition maternelle et de l’ingéniosité paternelle. Dans une petite Italie de Lorraine enchâssée dans la France convalescente de l’après-guerre, il était une fois un fils d’ouvrier fier de son héritage populaire, c’era una volta un fils de Rital assumant sa double appartenance, sa « francitalité ». Un vrai Rital n’est-il pas celui qui parvient à embrasser les deux cultures, celle de ses origines et celle que ses enfants vont apprendre sur les bancs de la scuola ?
* : Pierre Milza, Voyage en Ritalie, éditions Plon, 1993.
** : François Cavanna, Les Ritals, éditions Belfond, 1ère édition, 1978.
*** : L’événement est connu sous le nom de « vêpres marseillaises ». Cette chasse aux Italiens dans la cité phocéenne dure trois jours et se solde par la mort de deux Français et d’un Italien. À l’origine : de supposés quolibets adressés aux troupes coloniales françaises de retour de Tunisie, attribués à des Italiens vexés que leur pays ait perdu la tutelle qu’il exerçait sur cette colonie auparavant. La xénophobie latente d’une partie des Marseillais, en concurrence permanente avec les Italiens – 1/6 de la population de la ville à l’époque – pour les besognes du quotidien avait, au préalable, engendré les conditions favorables à l’embrasement.
**** : Pierre-Louis Buzzi, dans un article consultable ici étaie son analyse en citant notamment la presse de l’époque et la caution de Pierre Milza dans son Voyage en Ritalie.
***** : « L’ Opera Nazionale Balilla » (en français l’Œuvre Nationale Balilla) était l’organisation de jeunesse mise en place en 1926 sous le régime fasciste italien par Renato Ricci, sous-secrétaire à l’Éducation nationale.
Bella Ciao T1. Baru (scénario, dessin et couleurs). Futuropolis. 128 pages. 20 euros.
Les dix premières planches :
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