Bouvaert, élégie pour un âne : dans la peau d’un autre Rubens à l’avènement du baroque
Malgré la notice biographique figurant en quatrième de couverture, inutile de rechercher les œuvres de Ian Bouvaert, le héros du dernier album de Simon Spruyt, paru chez Casterman. Ce personnage imaginaire lui a cependant été inspiré par un éminent compatriote : Pierre Paul Rubens. En dotant son clone d’un frère écrivain torturé, l’auteur décale le propos de son scénario, évitant ainsi la classique biographie dessinée. Sur un ton docte, léger et non dénué d’humour, il aborde des questions comme l’amour fraternel, l’influence des mécènes et de l’Église à l’heure de la Contre-Réforme, le fonctionnement d’un atelier de peinture au XVIIe siècle et le rapport de l’artiste à son art et à la gloire.
Raconter la vie d’un grand peintre par le biais consubstantiel de la BD est devenu un genre à part entière. Avec un sujet comme Pierre Paul Rubens (1577-1640), Simon Spruyt avait matière à s’exprimer, en versant dans le dithyrambe ou le portrait à charge. Mais pour enrichir et singulariser sa démarche, il a choisi de donner vie à un double du maître d’Anvers, Ian Bouvaert, dont les principaux éléments biographiques collent à ceux de son modèle. Ainsi peut-on suivre, au fil de cet album bien rythmé, le cursus ordinaire d’un artiste peintre atteignant, de son vivant, une renommée exceptionnelle.
De nombreux familiers de Rubens, tantôt rebaptisés (la famille de la future épouse de Rubens, les Brant, deviennent les Cosijns), tantôt intégrés sous leur véritable identité (le cardinal Serra, le cartographe Magini*, le peintre Otto Van Veen**) jalonnent et étayent le scénario. Plus audacieux encore : Spruyt ose, avec panache, faire jaillir des pinceaux de son Bouvaert les chefs d’œuvre rubéniens (les pages 147 à 158 en sont ainsi truffées). Au premier degré, le lecteur appréciera donc de revivre les débuts classiques et difficiles, la montée en gamme et l’apogée d’un artiste emblématique de son siècle. Les séjours initiatiques en Italie (notamment à Rome) pour étudier les grands maîtres de la Renaissance et la sculpture grecque antique (Raphaël, Vinci, Michel-Ange et le groupe de Laocoon du Ier siècle avant JC) sont rendus possibles grâce à la protection et au mécénat du duc de Gonzague, seigneur de Mantoue. En 1607, la commande, par le cardinal Serra, d’une œuvre pour l’église Santa Maria in Vallicella de Rome*** marque les débuts d’une reconnaissance artistique. Par la suite, la conclusion d’un solide mariage d’intérêt avec Isabella, fille d’un citoyen d’Anvers et bientôt muse de plusieurs tableaux conforte le retour et l’installation définitive du peintre dans la cité flamande. Comme Rubens, Bouvaert est miné par des crises de goutte de plus en plus douloureuses qui affectent son travail. Au crépuscule de son existence, il se voit néanmoins passer commande d’une soixantaine de tableaux pour décorer le pavillon de chasse d’un prince étranger. Thème imposé à ce qui sera son ultime ouvrage : les métamorphoses d’Ovide.
Pour personnaliser son Bouvaert, Spruyt a décidé de ne pas en faire le diplomate à peine officieux que fut son modèle. Pas d’ambassade en Espagne ni en Angleterre donc, pas de contribution à l’élaboration d’une paix entre ces deux puissances au sujet des Pays-Bas espagnols et des Provinces-Unies, un peu avant 1630. À cette option centrifuge pour son scénario, Spruyt préfère recentrer son propos en dotant son clone d’un semblable, Pieter Bouvaert, son frère.
Aussi brun que son frère est blond, Pieter incarne le lettré pétri de culture gréco-latine. Alors que Ian a peaufiné son style dans l’observation des maîtres du siècle précédent, Pieter ne jure que par les auteurs antiques, enseigne le latin et prépare ses élèves à entrer chez les Jésuites. Ne nous y trompons pas : la vague humaniste qui stimule encore les travaux des grands penseurs s’inscrit tout de même dans une forme de modernité. L’ambition de Pieter est de montrer la vigueur de la rhétorique en relevant le défi de composer une ode à l’âne. C’est à ce prix qu’il se hissera à la hauteur des Plaute, Ovide, Pline ou Phèdre**** de son temps. À l’imitation de ces grands auteurs antiques et d’autres plus récents, tel Jean Passerat*****, il pense son esprit assez vivace pour accoucher d’un encomium (ou éloge) paradoxal, sous le regard mi-amusé, mi-attendri de son frère.
Ces deux voies fraternelles et divergentes tissent la trame du scénario de Spruyt, plus nettement encore dans les deux derniers chapitres de l’album alors même que Pieter a disparu. Voici venu le temps de la vieillesse qui rime avec sagesse. Ian Bouvaert est devenu un peintre adulé, au point que de nombreuses petites mains travaillent pour lui dans son atelier anversois. Sa signature seule garantit aux acheteurs la valeur du tableau qu’ils sont prêts à payer au prix fixé par l’épouse, transformée en véritable chef d’entreprise. Avec l’âge, Ian est de plus en plus hanté par la figure de l’âne et comprend le sens de la quête de son frère. Que vaut-il mieux pour un artiste : attendre le feu sacré qui vous conduit parfois vers le chef d’œuvre ou marchander votre signature de peintre officiel et vous ravaler au rang de tous ces bourgeois et négociants qui paient leur portrait ?
En se démarquant de la biographie dessinée de Rubens, Spruyt a choisi. Dans cette fantaisie qui confine à la farce, son Bouvaert, comme pris de remords, rend hommage à tous ceux que la peinture, la littérature ou d’autres pratiques artistiques n’ont ni enrichi ni perverti. Il quitte la berge rhétorique d’un éloge de l’âne pour atteindre les rives tragiques d’une élégie. La plainte et la folie se rejoignent dans une ultime séquence émouvante, qui offre à méditer sur l’inspiration créative, ses sources, ses méandres et ses fluctuations.
* : Giovanni Antonio Magini (1555-1617) est un astronome, astrologue, cartographe et mathématicien italien. Outre les cartes qu’on le voit dessiner ou retoucher dans cet album (pages 18-19, page 51), il a bâti un «système » qui prend le contrepied des thèses coperniciennes sur l’héliocentrisme, d’où sa rapide disgrâce scientifique.
** : Otto Van Veen (1557-1629) introduit le maniérisme italien dans les Provinces-Unies. En 1593, il arrive à Anvers où il devient franc-maître de la guilde de Saint-Luc. Rubens lui dame progressivement le pion comme peintre en vue dans la bonne société anversoise.
*** : cette œuvre pour le maître-autel de la Chiesa Nuova de Rome, également appelée Santa Maria in Vallicella, a pour sujet le pape Grégoire le Grand accompagné des saints locaux majeurs adorant l’icône de la Vierge et l’Enfant. La première version de ce tableau est une toile, actuellement visible au musée de Grenoble. L’auteur rappelle comment Rubens dut s’y reprendre pour contenter les dignitaires ecclésiastiques et transformer la toile en trois panneaux sur ardoise.
**** Caius Iulius Phaedrus ou Phaeder, dit Phèdre est un fabuliste ayant composé dans la première moitié du Ier siècle. Esclave d’origine thrace affranchi par l’Empereur, il est le jalon entre les fables d’Ésope (VIe siècle av JC) et La Fontaine. Autour du thème de l’âne, il a notamment composé Le lion et l’âne chassant, L’âne et le vieux pâtre, L’âne se moquant du sanglier, L’homme et l’âne, à lire ici.
***** : Jean Passerat (1534-1602), est un philologue et poète français, qui enseigna l’éloquence au Collège royal et composa des poèmes en latin et en langue vernaculaire, tel le magnifique À la lune.
Bouvaert, Élégie pour un âne. Simon Spruyt (scénario et dessin). Casterman. 200 pages. 25 €
Les 16 premières planches :