Dans la tête d’Alan Turing, mathématicien de génie et pionnier de l’informatique
Dix ans après The Imitation Game de Morten Tyldum avec Benedict Cumberbatch dans le rôle-titre et la pièce de théâtre La machine de Turing (2019) de Benoît Solès, la bande dessinée investit à son tour la figure d’Alan Turing. Avec l’album du même nom, Maxence Collin, François Rivière et Alekxi Cavaillez brossent un portrait intime du mathématicien à l’origine du décodage de la machine Enigma durant la Seconde Guerre mondiale, puis victime de l’intolérance de ses contemporains.
Soixante-dix ans après son suicide, Alan Turing continue de fasciner nos contemporains. Il faut dire que la trajectoire de ce brillant mathématicien et pionnier de l’informatique, condamné en 1952 par la justice anglaise pour « indécence manifeste et perversion sexuelle » à un traitement hormonal après avoir admis un rapport homosexuel, possède un fort potentiel romanesque, jusque dans le mystère qui entoure sa fin tragique. Au-delà de sa contribution à la victoire des Alliés, Alan Turing laisse derrière lui des travaux sur l’informatique et l’intelligence artificielle – avec le « test de Turing » sur la capacité d’une machine à imiter une conversation humaine – qui résonnent tout particulièrement à l’heure des smartphones et de ChatGPT. Si la communauté scientifique reconnaît rapidement l’apport de Turing à la science, avec la création en 1966 d’un prix Turing qui récompense les travaux en informatique, il faut attendre la publication de la biographie d’Andrew Hodges en 1983, Alan Turing : The Enigma – une source majeure des auteurs de la bande dessinée –, pour que la figure du mathématicien revienne sur le devant de la scène.
Officiellement réhabilité par la grâce royale d’Élisabeth II en 2013 après la mobilisation de la communauté scientifique à l’approche de l’anniversaire de sa mort, Alan Turing est aujourd’hui perçu dans la mémoire collective comme un héros et un génie mal compris, qui a subi dans sa chair l’accroissement de la répression contre l’homosexualité masculine dans l’Angleterre des années 1950. Turing a en effet été contraint par la justice d’accepter un traitement par castration chimique : la question du poids de ce jugement infamant sur le geste de Turing deux ans plus tard reste en débat chez les spécialistes du scientifique. La bande dessinée, à raison, ne tranche pas sur ce point.
Le récit coscénarisé par Maxence Collin et François Rivière s’ouvre sur une scène de rêve remplie de symboles où Turing, juché sur un navire de guerre, observe des objets issus de son enfance ; lorsque son réveille sonne, il se prépare pour se rendre à son procès, accompagné dans cette épreuve par son ami Robin Gandy, un personnage important de la vie du mathématicien (il est le légataire de ses documents scientifiques) et de la bande dessinée. Comme The Imitation Game, le procès de 1952 constitue le fil rouge qui ouvre et ferme cette adaptation dessinée. Mais à l’inverse du film de Morten Tyldum, Alan Turing propose un portrait beaucoup plus fouillé du scientifique, en s’intéressant de près à sa personnalité et à ses doutes, en évitant les simplifications : Turing n’est jamais présenté comme un génie incompris ni comme un mathématicien austère, mais plutôt comme un homme reconnu par ses pairs et finalement bien entouré par ses amis, notamment lors de son procès. Le drame de Turing est que sa contribution majeure à la victoire de son pays ne peut pas être avancée pour sa défense, car classée secret défense.
Au-delà de l’histoire attendue qui conduit à la formation d’un groupe dédié pendant la guerre au décodage d’Enigma, la fameuse machine à chiffrer les messages utilisée et perfectionnée par la Wehrmacht, qui occupe globalement la seconde moitié du récit, cette adaptation dessinée s’arrête fort à propos sur son article publié en 1936 qui pose les bases théoriques de l’informatique moderne. En quelques pages lumineuses, le dessinateur Alexsi Cavaillez vulgarise les problèmes qui se posent aux mathématiciens de son époque, à travers les conférences de Max Newman qui sont aux fondements des travaux de Turing (p.94-99) puis l’apport de ce dernier dans l’histoire des mathématiques (p.111-119). Ce dernier définit pour la première fois clairement l’acte de calculer et imagine la création d’un « être calculant », machine capable de mémoriser des programmes et d’identifier celui qui serait adapté pour résoudre un calcul. Turing introduit ainsi les concepts de programme et de programmation, qui sont au cœur de l’informatique d’aujourd’hui. Sous le trait d’un Alexsi Cavaillez inspiré, la machine de Turing devient une boule formée de triangles assemblés, qui revient à plusieurs reprises dans le récit.
La capacité de la bande dessinée à vulgariser de façon claire des travaux complexes de mathématique constitue un véritable tour de force narratif et graphique. Le principe d’Enigma et du plan de Turing pour la décoder est ainsi expliqué au lecteur en même temps qu’aux officiers britanniques d’abord sceptiques, mais qui laissent finalement carte blanche à lui et à son équipe pour mettre en pratique leur théorie. Le dessin d’Alexsi Cavaillez, qui associe sur une même planche équation et schéma mathématiques avec ses personnages, fait mouche, et le contraste entre le mathématicien en bras de chemise et l’officier guindé dans son uniforme joue à plein.
L’intelligence de cette adaptation est également de toujours replacer les travaux de Turing dans leur contexte historique – le système scolaire et universitaire britannique qui valorise davantage les humanités que les sciences, l’importance de l’Allemagne puis des États-Unis, la montée du nazisme… – et dans le parcours de vie du mathématicien. Cette biographie offre un visage très humain à Alan Turing, présenté comme un homme qui doute de lui-même et qui doit faire des efforts pour s’ouvrir aux autres, s’insérer socialement puis prendre le leadership d’un groupe lorsqu’il s’agit de décrypter Enigma. Le récit explore également l’intimité de Turing, à travers le récit heurté de ses amours. Adolescent, il découvre son attirance pour les hommes en tombant amoureux de Christopher Morcom (1911-1930), son ami de jeunesse qu’il côtoie à la Sherbonne School. Le décès de celui-ci, à seulement 19 ans, après avoir contracté la tuberculose bovine en buvant du lait de vache, marque au fer rouge Turing : Alexsi Cavaillez fait d’ailleurs réapparaître ce personnage dans les scènes poétiques de rêverie du héros. Pendant la guerre, Turing se fiance brièvement avec Joan Clarke, avec qui il entretient une vraie complicité, bien que celle-ci ait connaissance de l’homosexualité du mathématicien.
Portée par le dessin au trait noir d’Aleksi Cavaillez, cette biographie d’Alan Turing parvient à vulgariser les apports scientifiques du célèbre mathématicien sans pour autant se limiter à l’aventure autour du décryptage d’Enigma, et à offrir un visage humain de ce héros anglais, dont le récit sonde la psyché.
Alan Turing. Maxence Collin et François Rivière (scénario). Aleksi Cavaillez (dessin). Casterman. 264 pages. 28 euros
Les cinq premières planches :