Caballero Bueno : un meurtre sur l’île de Pâques révèle les tensions au sein de la petite communauté

Caballero Bueno, de Thomas Lavachery et Thomas Gilbert, s’inscrit dans la lignée des bandes dessinées historiques qui s’attachent à décrypter les tensions sociales et les héritages coloniaux à travers un polar méticuleux. Un microcosme fermé, celui de l’île de Pâques au début du XXᵉ siècle, la présence britannique et chilienne, les habitants autochtones, les secrets de famille et les silences du passé, tels sont les ingrédients de cette (première ?) enquête policière.
Thomas Lavachery et Thomas Gilbert : deux artisans du récit historique
Thomas Lavachery et Thomas Gilbert s’imposent comme deux auteurs importants de la bande dessinée historique et fantastique en France. Lavachery, historien de l’art et écrivain, est surtout connu pour sa série Bjorn le Morphir, un récit fantastique inspiré du folklore nordique, qu’il a adapté en bande dessinée en collaboration avec Gilbert. Gilbert, quant à lui, est un dessinateur prolifique qui a travaillé sur de nombreux projets, notamment Oklahoma Boy, Sauvage ou la sagesse des pierres et Les Filles de Salem. Leur rencontre artistique s’est concrétisée autour de la série Bjorn le Morphir, puis avec Caballero Bueno, un polar historique qui témoigne de leur souci de rigueur documentaire et de narration exigeante.
Une plongée dans l’histoire de l’île de Pâques
L’intrigue de Caballero Bueno débute avec le meurtre d’Anthony Willcox, un notable anglais, dans un contexte de tension coloniale et de contrôle social étouffant. Le récit s’attache à décrypter les tensions sociales et les héritages coloniaux à travers un polar séduisant et prenant. L’album plonge le lecteur dans l’île de Pâques au début du XXᵉ siècle, alors que la compagnie britannique Williamson & Balfour exploite les terres au nom du Chili, marginalisant la population locale et enfermant certains Pascuans dans des réserves, notamment à cause d’une épidémie de lèpre. Les auteurs s’appuient sur des faits historiques précis — la gestion des réserves, la propagation de la lèpre, la marginalisation des Pascuans — pour construire une intrigue qui interroge autant la mémoire collective que les mécanismes de dissimulation propres aux sociétés coloniales.

Les auteurs mêlent fiction et réalité documentée, en recréant une époque révolue avec précision et en interrogeant les rapports de pouvoir, les mémoires et les silences de l’histoire. Comme le rappelle la définition académique, le roman historique « situe son récit dans une période passée, généralement reconnaissable grâce à des événements historiques, des lieux et des personnages réels ou fictifs », et il s’appuie sur des recherches documentaires pour restituer l’atmosphère, les conflits et les modes de vie de l’époque. Les auteurs s’appuient sur des faits historiques précis, notamment la présence de la compagnie britannique Williamson & Balfour, qui a exercé un contrôle strict sur les terres et la population locale, et la création de réserves destinées à isoler les malades de la lèpre. La bande dessinée historique réussit à « mêler la petite histoire avec la grande » : les intrigues individuelles s’entrelacent avec les grands événements historiques, et les personnages fictifs côtoient des figures réelles ou des situations documentées.

L’inspecteur Valverde, figure de la justice et de l’ambiguïté
L’inspecteur Guillermo Valverde, personnage central de Caballero Bueno, incarne à la fois la figure de l’autorité coloniale et celle du chercheur de vérité, confronté à un monde où les apparences dissimulent les véritables rapports de force. Issu du monde des colons, il doit pourtant mettre au jour les mensonges, les secrets et les tabous de la communauté. À travers ses investigations, il interroge les rapports de force, les silences et les mémoires enfouies. Comme le note l’historien Alain Chareyre, « les sociétés insulaires ont souvent été réduites à des espaces de contrôle où la mémoire locale est réécrite par les colonisateurs »*. Valverde devient ainsi le porte-voix de cette quête de vérité, oscillant entre loyauté envers l’ordre établi et désir de justice.
Une dimension graphique au service de l’atmosphère
Le trait clair de Thomas Gilbert, allié à une colorisation sobre, renforce l’atmosphère de malaise et d’oppression qui règne sur l’île. Les cadrages soignés, les regards fuyants et les espaces vides contribuent à rendre palpable la tension entre les personnages et le poids du passé. Les silences, les ombres et les regards croisés sont autant d’éléments graphiques qui traduisent la difficulté d’accéder à la vérité dans un contexte où les vérités officielles sont souvent des mensonges habilement dissimulés. Selon l’analyse de Marie-Laure Bernadac, « la représentation graphique joue un rôle essentiel dans la construction du récit, en rendant visibles les tensions et les non-dits »**.

Une critique sociale et politique assumée
Caballero Bueno ne se contente pas de raconter un crime : il interroge la manière dont l’histoire est écrite, oubliée ou occultée dans les sociétés coloniales. L’île devient un lieu de mémoire, où les statues, silencieuses et omniprésentes, semblent porter le poids de toutes les vérités non dites. Les auteurs réussissent à conjuguer suspense policier et réflexion historique, offrant une lecture à la fois captivante et intellectuellement stimulante. Cette bande dessinée s’adresse autant au passionné d’histoire qu’au lecteur sensible aux questions de justice sociale et de mémoire coloniale. Comme le note l’anthropologue Frédéric Keck, « la mémoire coloniale est souvent fragmentée, et la bande dessinée peut jouer un rôle de médiation pour la recomposer »***.

À la fin de l’album, un cahier documentaire détaillé offre au lecteur des informations sur le contexte historique de l’île de Pâques, les personnages réels qui ont inspiré l’intrigue, ainsi que les sources d’archives et de témoignages sur lesquels Lavachery s’est appuyé, notamment l’histoire d’Henri Lavachery, son grand-père, qui a participé à l’expédition archéologique de 1934 sur l’île. Le cahier final constitue un outil pédagogique et historique, qui valorise la démarche de Lavachery et Gilbert, et invite à une lecture approfondie et critique de la bande dessinée.

Caballero Bueno réussit à allier rigueur historique, narration captivante et critique sociale. En s’inscrivant dans la tradition des bandes dessinées qui s’attachent à décrypter les tensions du passé, l’album propose une lecture réfléchie, où chaque case participe à la construction d’une mémoire collective complexe et parfois douloureuse. Caballero Bueno, l’enquête de l’inspecteur Valverde permet d’interroger les tensions entre colons et autochtones, les rapports de force, les silences et les tabous de la communauté. Les auteurs utilisent la fiction pour donner voix à ceux que l’histoire officielle a souvent oubliés, tout en s’appuyant sur des sources historiques fiables pour restituer la réalité de l’île de Pâques à cette époque.
La bande dessinée historique n’a pas pour but de donner une représentation objective de l’histoire, mais de la questionner et de la réinterpréter. Elle offre une lecture critique des événements passés, en mettant en lumière les contradictions, les incomplétudes et les manques de la mémoire collective. Caballero Bueno s’inscrit dans cette démarche.

* p.117 de La Colonisation en Océanie : mémoires et oubli. (Chareyre, Presses universitaires de Nantes, 2018).
** p.89 de La bande dessinée historique : formes et enjeux. (Bernadac, Éditions du Seuil, 2015).
*** p.45 de Mémoire et oubli dans les sociétés postcoloniales. (Keck, Éditions de la Sorbonne, 2020).
Caballero Bueno : Une enquête de l’inspecteur Valverde. Thomas Lavachery (scénario). Thomas Gilbert (dessin et couleurs). Rue de Sèvres. 176 pages. 25 euros.
Les dix premières planches :
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Camille Pouzol
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Thierry Lemaire








