Che, une vie révolutionnaire, le parcours en images de l’icône Guevara, à travers ses écrits
Le 9 octobre 2022 marquait les 55 ans de l’assassinat d’Ernesto Che Guevara, figure politique emblématique du XXe siècle dont le visage demeure encore omniprésent de nos jours*. L’occasion de revenir sur le roman graphique Che, une vie révolutionnaire de José Hernández et Jon Lee Anderson, publié en 2020 aux éditions Vuibert et réédité en mars 2023 après un beau succès éditorial. Initialement édité en trois tomes (El doctor Guevara (2017), Los años de Cuba (2016) et El sacrificio necesario (2018)) chez Editorial Sexto Piso au Mexique, il fait l’objet d’une traduction en un seul volume en France.
Révolutionnaire cubano-argentin né en 1928 et mort en 1967 en Bolivie, Che Guevara marque l’histoire contemporaine par son engagement, politique et idéologique. Il joue un rôle primordial dans le monde antagoniste des deux blocs, prend part aux luttes anticolonialistes et aux révoltes pour s’affirmer comme l’incarnation de tous ces combats. Acteur des révolutions, théoricien marxiste, partisan de la Tricontinentale, guérillero internationaliste et enfin, personnification des mouvements de soulèvement populaire, tels sont les multiples facettes qu’il continue d’incarner dans un panthéon historique. Aimé ou haï peu importe, il est. Son visage parcourt la planète, disparaissant et renaissant au fil du temps.
Son décès est l’accélérateur de la légende « Che » ainsi que l’analyse Jean Ortiz dans Une célébration boomerang (L’Humanité, 8 octobre 2007) : « C’est que le 9 octobre 1967, à 13 h 10, était exécuté à l’école du petit village de La Higuera, Ernesto Guevara, mort sans doute au moment nécessaire pour devenir un mythe ». Depuis les années 1990, il devient une icône esthétique et la resémantisation de sa figure se polarise avec le choc de deux grands récits : incarnation de la révolte et mercantilisation de son effigie comme s’il s’agissait d’une marque déposée. Il est désormais capable d’incarner les valeurs commerciales d’un produit, mais également de personnifier un engagement en faveur de l’écologie ou du végétarisme. Il est devenu le visage de la Révolution, qu’elle soit politique, industrielle ou économique.
Le roman graphique d’Anderson et Hernández est une adaptation de Che Guevara : a Revolutionary Life (Grove Press, 1997) de Jon Lee Anderson, unanimement considérée comme étant la meilleure biographie publiée à ce jour du révolutionnaire. Tout laisse à penser que sa transposition dessinée peut s’imposer comme le roman graphique de référence. Le dessin réaliste permet une immersion et une identification rapide du lecteur qui suit la progression du Che au sein de l’épopée révolutionnaire cubaine jusqu’à sa mort en 1967.
L’originalité de l’œuvre repose sur l’usage abondant des lettres, discours et autres écrits du guérillero, tels que des passages de Souvenirs de la guerre révolutionnaire cubaine, que le scénariste et le dessinateur intercalent au sein du récit. L’écriture de la lettre d’adieu à Fidel Castro fonctionne comme un fil conducteur dont nous retrouvons de courts passages mis en dessin. La production écrite et orale de Guevara joue un rôle fondamental dans cette bande dessinée en lui conférant un degré de vraisemblance élevé. La multiplication des épisodes racontés démontre la volonté des auteurs de rechercher l’exhaustivité. Le travail sur la mise en page (répartition irrégulière des cases, usage de la case pleine planche) et l’usage dominant des bulles évitent une saturation et maintiennent un rythme dynamique. L’utilisation de documents iconographiques tels que les coupures de presse et les photographies renforcent la vraisemblance du récit. Les auteurs font le choix de ne pas développer dans le détail certains épisodes habituellement considérés comme des nœuds narratifs essentiels de la légende, par exemple l’attaque du train blindé de Santa Clara, laissant un rôle actif au lecteur qui doit combler les vides des ellipses.
Tous les événements racontés et illustrés, tous les personnages présents dans le roman graphique sont réels et l’intention des auteurs est claire : rendre accessible à un nouveau lectorat, celui de la bande dessinée, une biographie dense, parfois complexe, afin que cet homme du XXe siècle continue à occuper le devant de la scène historique : « Puisque Che Guevara est un parangon de la jeunesse rebelle, il est peut-être nécessaire, après tout, de l’envisager par le prisme de chaque nouvelle génération », écrit Jon Lee Anderson dans l’introduction de l’album. Ce vœu peut paraître pieux, et il n’est pas certain que des jeunes lecteurs s’attaquent à ce roman graphique imposant, mais il est évident qu’il est d’une grande richesse, que les informations historiques sont abondantes, sans erreur, et le matériel iconographique utilisé par le dessinateur mexicain José Hernández représente une source d’archives importante bien qu’il s’agisse évidemment d’une réinterprétation, d’une représentation personnelle de documents historiques. Le dessin réaliste, voire hyperréaliste, nous emmène sur les pas de Guevara comme si nous étions son camarade de voyage, puis son plus proche collaborateur lorsqu’il fut homme d’État, son aide de camp lors de campagnes militaires, et, enfin, son dernier compagnon d’armes tombé à ses côtés sur les terres inhospitalières de l’altiplano bolivien.
Le travail de José Hernández est très intéressant parce qu’il n’hésite pas à jouer avec l’économie de la planche et les codes de la bande dessinée. La planche 405 illustre ce travail graphique avec une alternance de trois cases horizontales et une case circulaire incrustée entre les deux premières. La disposition particulière rappelle le champ-contrechamp très fréquent au cinéma, notamment dans les westerns, où les duels au revolver sont devenus légendaires (pensons aux yeux bleus de Terence Hill et Henry Fonda). Comme nous le rappelle Martine Joly dans L’image et les signes (p. 121-124), la posture a une importance fondamentale dans la transmission du sens de l’image : « La pose de profil peut aussi favoriser la narrativisation de l’image fixe qui, pleine d’une réserve temporelle, apparaîtra comme placée entre un “avant” et un “après” imaginaires, tandis que le face-à-face nous fixe dans le “hic et nunc” de l’échange visuel ».
Dans le cas de cette planche, la disposition des cases nous place bel et bien dans l’instant présent de la rencontre, de l’échange, de la capture d’Ernesto Che Guevara vaincu par les militaires boliviens. De plus, la forme circulaire de la case incrustée entre les deux cases pleine largeur rappelle le canon et la mire du fusil : le canon pointe vers la victime qui ne voit son assaillant que par l’orifice menaçant alors que le militaire voit son futur prisonnier à travers la mire de son arme. Le gros plan sur le visage de Guevara, en légère plongée, dans la dernière case vient matérialiser la défaite et la capture. Le guérillero se voit diminué dans son charisme, vaincu et bientôt abattu. Le changement de focalisation utilise un procédé de caméra subjective et le lecteur, dans le champ-contrechamp, est tantôt à la place de Guevara et tantôt à la place du militaire. La dramatisation de la scène se trouve accentuée paradoxalement par ce simple mécanisme de caméra subjective et par le recours au champ-contrechamp. Il vient humaniser le héros qui est au seuil de funeste destinée.
Il est enfin important d’évoquer la « visualité » de l’histoire, concept développé par Adrien Genoudet dans Dessiner l’histoire. Pour une histoire visuelle (Editions Le Manuscrit Graphein, 2015). En effet, dans la dernière case de la planche, ainsi que dans la case circulaire, nous pouvons très clairement voir le travail de réinterprétation auquel s’est livré le dessinateur mexicain. Genoudet explique que « le dessinateur, par cette pratique de montage, rejoue et donne à voir ce qu’est le passé : une part graphique composée d’une longue et complexe composition visuelle faite d’appropriations diverses » (p.163) . Il ajoute « qu’on note que l’emploi de la photographie, même passée à travers le filtre graphique du dessin, “renforce le sentiment de réalité” selon l’auteur » (p.97) . Ainsi, nous pouvons voir une référence à la photographie de la capture dans les traits du personnage, dans sa posture abattue et dans la représentation de ses vêtements.
Pour autant, nous ne pouvons nous empêcher de percevoir également l’influence d’un autre portrait, sans doute l’un des plus célèbres de l’histoire de la photographie.
Ce travail du dessinateur souligne et accentue la volonté des auteurs de reconstruire un univers historique visuel et vraisemblable qui est pourtant disparu. Et comme l’écrit à nouveau Adrien Genoudet, bien qu’il ne parle pas de cette bande dessinée en particulier : « cette image comme d’autres dans le récit s’intègre dans l’écriture narrative : ces images sont considérées par l’auteur comme des photographies ; mais elles intègrent le même régime d’appropriation et de restitution, elles sont redessinées, mais elles viennent incarner l’image de l’histoire, sa visualité déjà vue » (p.106).
En résumé, le roman graphique d’Hernández et Anderson se veut une biographie fidèle à l’Histoire et magnifiquement réalisé. Une œuvre importante pour toutes celles et ceux qui souhaitent découvrir ou redécouvrir la vie du célèbre guérillero Ernesto Che Guevara.
* : Si nous prenons en compte, dans un spectre le plus large possible (BD adultes, jeunesse et récits courts), toutes les publications en bande dessinée sur Ernesto Che Guevara, nous atteignons le nombre éloquent de 34 ouvrages jusqu’en 2018, ce qui démontre très clairement que le guérillero cubano-argentin fascine les auteurs de littérature graphique. Cf POUZOL Camille, Ernesto Che Guevara et le Neuvième art (1968-2012) : l’étoffe d’un héros, Thèse de doctorat, Lettres Université Sorbonne, Paris, 2017.
Che, une vie révolutionnaire. Jon Lee Anderson (scénario, préface). José Hernández (dessin et couleurs). Vuibert. 432 pages. 26,50 euros.
Les vingt premières planches :