Cuba 1961, la baie des cochons, échec et mat pour JFK et les Etats-Unis
Rendez-vous avec X – Cuba 1961, la baie des cochons est une adaptation de Dobbs et Mr Fab (parue en même temps que La Chinoise *) de la célèbre émission de France Inter du même nom (1997-2015) animée par Patrick Pesnot. La série reprend la mécanique de l’émission à savoir une rencontre entre le mystérieux Monsieur X et l’alter ego de papier anonyme de Patrick Pesnot. Derrière le récit a posteriori, nous suivons l’épopée malheureuse d’hommes qui ont cru pouvoir renverser Fidel Castro. Mais il s’agit surtout de la narration du plus grand échec de la CIA, « un échec parfait » !
1er janvier 1959, un grand barbu fait une entrée triomphale dans la Havane, la capitale cubaine. Cet homme acclamé n’est autre que Fidel Castro, cet avocat bourgeois qui avait échoué dans son premier coup de feu contre le dictateur Batista, le 26 juillet 1953. Héritier autoproclamé de José Martí et de cette génération de nationalistes qui aspirent à libérer leur pays du joug impérialiste, il mène une guérilla de 1956 à 1959, dans la Sierra Maestra, afin de reprendre le pouvoir et transformer les structures sociales inégalitaires. Il privilégie le peuple, les paysans et les ouvriers au grand dam des grandes compagnies agro-alimentaires étatsuniennes. Castro, et ses barbudos, s’avancent fièrement à la face du monde promettant de faire de l’indépendance une réalité puisque celle obtenue en 1898, contre l’empire espagnol, fut spoliée par les États-Unis dès 1901 (Amendement Platt).
Cette révolution triomphante à quelques lieues des États-Unis signifie un changement radical dans la géopolitique du continent et, notamment, dans les relations Nord-Sud par une remise en cause du système colonial et post-colonial. Dans un premier temps, la CIA ne se méfie pas spécialement de Castro et voit plutôt le chef cubain comme un nationaliste et « même un quasi-héros, un nouveau Bolivar » **. De fait, il est reçu triomphalement aux États-Unis en 1959 par le président Eisenhower. Pour l’ancien diplomate américain Wayne Smith, fin observateur des relations internationales des États-Unis, Castro « ne se considérait sans doute pas comme un marxiste-léniniste. Dix-huit mois après sa décision de s’allier [fin 1959] aux communistes, Castro restait un leader progressiste nationaliste. Il pensait probablement s’inscrire dans la lignée d’autres dirigeants du tiers-monde qui s’étaient tournés vers l’Union soviétique pour en obtenir une assistance, sans pour autant en épouser l’idéologie » ***.
Mais très rapidement, les premières mesures prises par Fidel Castro démontrent que sa révolution ne fait pas les affaires du voisin du Nord et va même à l’encontre de ses intérêts économiques et de son hégémonie : la réforme agraire, les premières nationalisations en août 1960 conduisent au boycott pétrolier et à la rupture des relations diplomatiques le 3 janvier 1961. Ainsi, il apparaît étonnant de lire, page 10 de l’album, que « les Américains vont pousser malgré eux Castro dans les bras des soviétiques et du communisme », alors que toutes les mesures prises par les Etats-Unis obligent Cuba à chercher alliance ailleurs. Conscient qu’il ne pourra pas compter sur le soutien des révolutions nationalistes latino-américaines, Castro préfère s’aligner sur l’Union Soviétique afin d’établir une alliance stratégique qui puisse contenir l’hostilité américaine. Il est important de bien prendre en compte le contexte de l’époque, peut-être un peu trop éludé dans la bande dessinée, pour comprendre les répercussions qu’implique la Révolution cubaine.
En 1960, les États-Unis se conduisent en leaders du monde libre en pleine guerre froide. Ils se présentent comme une puissance impériale à tous les niveaux (diplomatique et militaire) et n’entendent pas « accepter le moindre compromis avec le communisme international. Le danger communiste menace l’âme de l’Occident » ****. L’intervention au Guatemala, en 1954, pour renverser le gouvernement de Jacobo Arbenz jugé trop progressiste témoigne de la politique répressive adoptée par les États-Unis et Cuba se trouve, bien malgré elle, au cœur de cet échiquier géopolitique. C’est dans un tel contexte que se déroulent les élections présidentielles de 1961 où s’opposent Richard Nixon et le futur président John Fitzgerald Kennedy. Cuba devient un enjeu de la campagne et la bande dessinée illustre assez bien ce jeu de dupes auquel s’adonnent les deux candidats. Tous les deux héritent d’un plan élaboré par le président sortant, Dwight Eisenhower, et la seule incertitude demeure la date où le plan sera mis à exécution. En fin tacticien, Kennedy retarde l’opération pour mieux la reprendre à son compte une fois élu et son anticommunisme et son anti-castrisme font mouche lors des élections.
L’album suit la chronologie du désastre de la Baie des cochons et différentes cases illustrent les dates clés de l’opération Pluton : « Le 15 avril, la CIA bombarde les principaux aéroports du pays. En réaction, le 16, Castro déclare le caractère “socialiste” de la révolution. Le 17, quelques 1500 cubains exilés, armés par les Américains, débarquent à la baie des Cochons. L’opération est un échec pour Kennedy : la population cubaine ne se soulève pas, les anticastristes sont mis en déroute par l’aviation cubaine. Bilan : près de 120 morts et 1200 arrestations. Fidel Castro sort renforcé de cet épisode » *****. La bande dessinée démarre in medias res avec le survol de l’aviation américaine déguisée aux couleurs de Cuba et une série de cases qui illustrent les combats au sol. Ce début est une sorte de condensé en accéléré de ce que va être l’invasion de la Baie des cochons, une cuisante défaite, une humiliation à la face du monde. Puis les éléments narratifs se mettent en place avec le duo de personnages qui conduisent le récit : Mr X et un journaliste-investigateur anonyme, en lieu et place de Patrick Pesnot.
Au début des années 60, la campagne présidentielle fait rage entre le vice-président, Richard Nixon, et le jeune et ambitieux candidat démocrate John Fitzgerald Kennedy. Au cœur de la campagne, surgit un point de géopolitique internationale : que faire de Fidel Castro et de sa révolution ? Une opération secrète est alors confiée à la CIA pour renverser le leader cubain et mettre fin aux mesures qui mettent à mal la domination des États-Unis. Il est hors de question d’abandonner le « bordel des USA » et de laisser un bourgeois idéaliste ternir la toute-puissance américaine. Entre mercenaires, mafieux et politiciens, s’échafaudent un plan qui commence dans les bureaux de la maison Blanche, se développe au Guatemala pour s’achever par un désastre honteux dans les marécages de Playa Girón. Un échec parfait sur toute la ligne tant il témoigne de l’impréparation de la CIA, du sentiment de toute puissance que démontrent les politiciens américains qui n’ont pas su lire correctement les particularités de Cuba : l’immense popularité de Castro, le rejet de l’impérialisme américain. Première déroute pour l’impérialisme américain qui place définitivement Cuba, une petite île des Caraïbes, au centre de la géopolitique internationale de la Guerre Froide.
Ruben Destro, personnage fictionnel, sert de fil conducteur à l’histoire. Il permet d’illustrer la logique américaine et, surtout, celle de la CIA qui ne recule devant rien pour renverser un gouvernement qui va à l’encontre de ses intérêts. Est-ce utile de rappeler qu’Allen Dulles, directeur de la CIA, était aussi l’un des principaux actionnaires de la United Fruit Company, société bananière incontournable de l’Amérique latine, multinationale qui influence les gouvernements d’Amérique latine pour limiter les réformes et la redistribution des terres en faveur de producteurs afin de préserver les bénéfices économiques américains. Destro devient le héros malheureux de cette invasion depuis son recrutement dans les cellules étatsuniennes jusqu’à son funeste destin dans la baie des cochons. Le lecteur suit son parcours et son entraînement au Guatemala avant de prendre part à l’expédition et son aventure illustre la débâcle annoncée. Si le scénario est plutôt habile en alternant les flash-backs (où Mr X apporte des éléments de contexte, dénoue les fils de l’Histoire pour rendre compréhensible la stratégie américaine), avec les événements historiques tout en respectant la chronologie, la bande dessinée souffre de textes qui sont en grande partie calquée sur l’émission enregistrée par Patrick Pesnot. Il est indéniable que la reconstruction historique est scrupuleuse jusque dans les moindres détails, l’effet de réel est bien présent et le lecteur s’immerge assez bien dans l’époque. La gamme chromatique et la patine employées rappellent les bandes dessinées des années 80 et permettent ce retour en arrière comme si un filtre était appliqué sur l’Histoire. Pourtant, il est difficile de s’attacher aux personnages. La narration semble trop distanciée et l’ensemble manque de romanesque ; le méchant de l’histoire n’a pas l’épaisseur suffisante pour nous embarquer totalement et finalement, son sacrifice, pour mettre à l’abri du besoin sa famille, ne suffit pas à lui rendre l’humanité nécessaire pour que l’on s’attache à lui. En somme, il est la part de fiction qui permet de vivre de l’intérieur cette déroute et personnifie ce bourbier sans issue. L’intérêt de la bande dessinée réside avant tout dans l’éclairage de la géopolitique des années 60, et démontre combien de conflits se sont joués dans des bureaux avant de finir en débâcle sur le terrain. Il nous rappelle ô combien les années des deux blocs étaient une partie d’échecs permanente. Certains aspects énoncés dans la bande dessinée auraient mérité un développement ou un éclairage plus approfondi et le cahier historique qui clôt le récit, à la dimension pédagogique évidente, aurait mérité un peu plus de distance critique et moins de parti pris. En définitive, cet album bien structuré parvient à rendre compte de l’un des principaux épisodes du XXe siècle, mais sans un souffle épique suffisant pour nous emporter sur les sentiers de l’Histoire.
* Hautière, Régis ; Charlet, Grégory, La Chinoise, Paris, Glénat, 2019
** « Dossier confidentiel X 0002 », Dobbs, Mr Fab, La baie des cochons, Paris, Glénat, 2019
*** L’Histoire, N°441, Novembre 2017
**** Kaspi, André, Les Américains – 2. Les États-Unis de 1945 à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, 2014, p. 146
***** L’Histoire, N°441, Novembre 2017
Rendez-vous avec X – Cuba 1961, La Baie des cochons. Dobbs (scénario). Mr Fab (dessin). Glénat. 64 pages. 14,95 euros.
Les 5 premières planches :