De la Première Guerre mondiale à la Guerre d’Espagne, la vie de Mattéo au parfum d’anarchisme
La série Mattéo, de Jean-Pierre Gibrat, déroule la vie de Mattéo Cortès, jeune homme né à la fin du XIXe siècle. Mais plutôt que de s’attarder sur la paisible période de la Belle époque, les albums décrivent les événements dramatiques de la première moitié du XXe siècle, auxquels les hommes de sa génération ont pu participer. A commencer par la Première Guerre mondiale, monstrueuse matrice des années qui suivirent.
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Quand on est fils d’anarchiste espagnol, réfugié en France car peut-être compromis dans un attentat contre le roi Alphonse XIII, on ne peut être que profondément écoeuré par la mobilisation générale décrétée le 1er août 1914. Pourtant, pour Mattéo Cortès, l’affaire n’est pas aussi simple. Le jeune Espagnol voit partir tous ses amis sous les bravos de la foule, confiante dans l’issue courte et victorieuse du conflit. Comment ne pas succomber à la liesse ambiante ? Pourquoi prendre le risque d’être traité de planqué ? Comment refuser d’être enfin accepté par ceux qui l’avaient toujours moqué comme l’espingouin ?
D’autant plus que Juliette, son amoureuse, ne comprend pas que les autres se battent et pas lui. Et notamment Guillaume, le fils des (très riches) de Brignac, incorporé dans l’aviation. Alors à la fin de 1914 Mattéo l’espagnol s’engage dans l’armée française, malgré les lettres de son ami Paulin décrivant l’horreur des combats. Les deux jeunes hommes se croisent d’ailleurs à la gare de Collioure, l’un allant rejoindre son affectation, l’autre revenant du front les yeux détruits par l’ypérite, le fameux gaz moutarde*. Mais une fois dans son régiment, Mattéo ne met pas longtemps à regretter son geste. L’enfer des tranchées lui explose en pleine figure. Paulin avait raison. Et désormais, il est trop tard pour faire demi-tour.
Mattéo Cortès pris dans le déluge de fer et de feu du front, voila bien le fil rouge du premier tome de la série. Et avec lui toute une galerie de personnages décrite de façon truculente par Jean-Pierre Gibrat. Du côté des soldats, c’est un panel de Français moyens qui est invoqué et plongé dans la tourmente. Chacun – taiseux, cynique, désabusé – réagit à sa manière à la folie des combats. Les événements sont constamment ponctués de réflexions de Mattéo, qui joue le rôle d’un narrateur, plus proche de Prévert que de Céline. L’amour de Jean-Pierre Gibrat pour la langue, ici à la fois populaire et très travaillée, brille de mille feux. Les formules claquent, développant avec l’humour du désespoir le sentiment des hommes de troupe d’avoir été entraînés dans une boucherie inutile. Beaucoup n’en reviendront pas. D’autres, comme Mattéo, auront perdu bien plus que leurs illusions dans l’affaire. Mais le jeune Cortès aura la chance de ne pas y avoir laissé la vie. Ce qui lui permettra de tracer sa route à travers l’Europe entière, en suivant les soubresauts de l’Histoire. Le tome 2 le mènera en 1917 à Petrograd pour assister et participer à la Révolution d’octobre. Le tome 3 verra son retour à Collioure, au moment des premiers congés payés, où il sera opposé à des partisans de l’Action française. Quant au quatrième volume, il prendra pour cadre la Guerre d’Espagne et le labyrinthe idéologique des factions du camp républicain. On voit bien à travers ce parcours que l’héritage anarchiste du père a repris tout son sens dans l’esprit de Mattéo. Et a permis de dévoiler au lecteur toute une tranche d’Histoire consécutive aux bouleversements causés par le premier conflit mondial.
* : En réalité, le gaz moutarde est utilisé pour la première fois en juillet 1917 avant la bataille de Passchendaele. La première utilisation de gaz mortel a lieu en janvier 1915 avec du chlore, mis au point par les compagnies chimiques BASF, Hoechst et Bayer avec l’aide du scientifique Fritz Haber (dont David Vandermeulen décrit le destin dans une remarquable série chroniquée ici).
Mattéo – Première époque (1914-1915). Jean-Pierre Gibrat (scénario, dessin, couleurs). Futuropolis. 63 pages. 16,25 €
Mattéo – Deuxième époque (1917-1918). Jean-Pierre Gibrat (scénario, dessin, couleurs). Futuropolis. 80 pages. 16,25 €
Mattéo – Troisième époque (août 1936). Jean-Pierre Gibrat (scénario, dessin, couleurs). Futuropolis. 80 pages. 17 €
Mattéo – Quatrième époque (août-septembre 1936). Jean-Pierre Gibrat (scénario, dessin, couleurs). Futuropolis. 64 pages. 17 €
Les 5 premières planches du tome 1 :