Des bulles au Pays des neiges – Le Tibet dans les BD francophones (1958-2021) 4/4 Les Tibétaines, les Chinois et l’exil
Le Tibet des voyageurs et des explorateurs, puis celui des brigands, des combattants et des moines, laisse ici la place aux femmes, incarnées par plusieurs personnages marquants. Mais qui dit Tibet, dit aussi invasion chinoise et exil. Ce dernier volet du Pays des neiges en bande dessinée aborde à la fois des questions de vie quotidienne et de géopolitique, et se conclut sur un mantra de sagesse.
Les Tibétaines
Sans surprise, il n’y a aucune figure féminine adulte dans Tintin au Tibet, même dans le petit village de montagne que traversent Tintin et le capitaine Haddock.
Il en va tout différemment dans les aventures de Jonathan. En premier, comme tout le monde le sait, Jonathan est venu au Tibet retrouver Saïcha, son amour d’enfance (Souviens-toi Jonathan p.38), et son souvenir est encore vivace dans le tome 17, La Piste de Yéshé (p.48). On rencontre ensuite Drolma « la sauvée et la salvatrice » (à partir de Pieds nus sous les Rhoddendrons p.25), qu’il retrouve adulte dans La Piste de Yéshé (p.52).
Autre figure féminine tibétaine dans Et la montagne chantera pour toi (p.25), celle qui est appelée « la sorcière » et qui est dans la culture tibétaine une figure de faiseuse de miracles : la dakini (en sanskrit) ou khandroma (en tibétain) [མཁའ་འགྲོ་མ་]. Encore un portait de femme, celui de la guerrière Shangarila dans L’espace bleu entre les nuages (p.22).
Enfin, Cosey multiplie les personnages féminins dans Celui qui mène les fleuves à la mer : des anonymes dans un camion de transport (p.35), son amie la vieille Pemba (p.41) et la chanteuse Yamtzung « la voix » (p.43).
Autre portait de femme tibétaine développé par Cosey, celui de Dhal dans Le Bouddha d’azur qui, croyant échapper à sa destinée de tulkou, la réalise en fait avec Gifford.
Nous trouvons encore d’autres figures féminines tibétaines dans les BD francophones. C’est le cas dans Le Lama blanc où la mère adoptive de Gabriel Marpa est inspirée par la mère de Milarépa. Comme pour le yogi tibétain, c’est sa mère qui pousse le héros à la vengeance par la magie noire : Le Lama blanc tome 5 Main fermée, main ouverte (p.9).
Dans l’album Péma Ling tome 2 Les Guerriers de l’éveil (p.34 et 41), outre l’héroïne principale dont le portrait est très fouillé, il y a aussi une figure féminine un peu analogue à celle de « la sorcière » dans Et la montagne chantera pour toi de Cosey, c’est la yogie Asa Tséring Drolma. Elle apparait elle aussi comme une faiseuse de miracles, capable de créer un tulpa, le double fantomatique d’un humain : Yamantaka seigneur de la mort (p.43).
Les Chinois
Comme nous l’avons dit plus haut, l’arrière-plan historique est totalement absent de Tintin au Tibet et donc on y cherchera en vain la présence des Chinois. À la décharge d’Hergé, quand il se lance dans cette aventure éditoriale, on a peu de précisions en Occident sur la situation politique et militaire au Tibet. En octobre 1950, l’Armée Populaire de Libération chinoise avait écrasé sans difficultés la petite armée tibétaine et envahi le Pays des neiges. Plus focalisées sur la Guerre de Corée qui vient de commencer, les Nations Unies ne réagirent que mollement. Devant cette annexion qui ne disait pas son nom, les Tibétains se révoltèrent d’abord en 1956 dans la province du Kham, puis dans tout le pays. Ceci culmina en mars 1959 avec l’écrasement de la révolte à Lhassa et la fuite du Dalaï lama en Inde. Quand on voit que la prépublication de la vingtième aventure de Tintin commence le 17 septembre 1958 dans le journal Tintin, on comprend que l’auteur n’ait pas voulu prendre en compte un environnement politique et militaire mouvant et peu connu.
Les évènements de cette invasion chinoise de 1949-1959 sont représentés dans Le lama blanc tome 6 Triangle d’eau Triangle de feu (p.44 et suivantes), ainsi que dans les pages 62 et 63 du tome 1 du Bouddha d’azur. Ils forment également l’arrière-plan historique de Jade (p.86), bien que l’affiche avec le portrait de Mao et le petit livre rouge fasse plutôt penser à la Révolution culturelle (1966-1976).
Cette violence du pouvoir chinois vis-à-vis des Tibétains ne date pas du XXème siècle. Il y a déjà eu dans le passé des épisodes semblables, sans doute moins durables. C’est ce que montre Georges Bess dans Péma Ling tome 2 Les Guerriers de l’éveil (p.48) où l’armée d’un général chinois incendie un monastère coupable d’avoir chassé son « grand lama » corrompu.
Dans Le Sixième Dalaï lama, on peut voir à la fin du XVIIe siècle les imbrications politiques autour du choix du Dalaï lama, entre les moines bouddhistes gélugpas, les khans mongols et l’empereur chinois Kangxi de la dynastie mandchoue Qing. Cet empereur surveille le processus de désignation du nouveau Dalaï Lama, pour cela il donne ses instructions au dépa (« régent ») du Tibet, qu’il a convoqué à Pékin à la Cité interdite (tome 1 p.37). Mais ce pouvoir impérial doit aussi compter avec les clans mongols (tome 2 p.47).
L’exil
Depuis la période de l’installation du pouvoir chinois en 1949-1959, le peuple tibétain est soumis à un véritable génocide culturel. Ceci fait que malgré la répression et les dangers, les fuites hors du Tibet continuent et l’exil persiste. Cet état de choses est décrit dans le diptyque Où la neige ne fond jamais de Sanchez puis Héliette A et Ferra et le one-shot Tibet, l’espoir dans l’exil de l’actrice Véronique Jannot et Glogowski. Il y a là aussi deux beaux portraits d’une jeune femme et d’une fillette à travers les embuches de la fuite et de l’exil.
La grande différence entre l’époque d’Hergé créant Tintin au Tibet et notre début de XXIe siècle, c’est que le bouddhisme tibétain s’est largement répandu sur toute la planète, diffusant sa religion et sa culture. Beaucoup plus que les explorateurs et voyageurs occidentaux, ce sont les soldats et policiers chinois qui ont été à l’origine de cette diffusion mondiale. Des millions de personnes partout dans le monde connaissent ce mantra de la compassion « om mani padme hum » (une suite de vertus cardinales pour la religion bouddhistes) qui termine La piste de Yéshé, là où la créature et son créateur se retrouvent. En même temps que toutes les autres œuvres que nous avons vu, Cosey conclut ainsi cette longue errance en BD à travers l’univers historique du Pays des neiges.