Deux Filles nues, ou quand l’idéologie nazie veut tordre l’art
Si les portraits peints sur des toiles pouvaient raconter ce à quoi ils ont assisté depuis leur création, certains d’entre eux auraient certainement des souvenirs étonnants à partager. Le tableau d’Otto Mueller que Luz prend comme poste d’observation dans Deux Filles nues est ainsi témoin des bouleversements connus par l’Allemagne à partir de l’entre-deux-guerres. In fine, c’est à une réflexion sur l’art et les enjeux idéologiques qui peuvent s’y rattacher que Luz se prête. Magistral.
Disons-le tout de suite, l’idée ici n’est pas de faire parler les deux jeunes femmes représentées par le peintre Otto Mueller (que les lecteurs ne verront d’ailleurs jamais, si ce n’est interprétées par Luz en fin d’album) ni même d’imaginer qu’elles voient réellement les scènes qui se jouent devant la toile. Le tableau, réalisé en 1919, est simplement le point de vue choisi par l’auteur pour dérouler l’intrigue. Contrairement à la bande dessinée Ici, de Richard McGuire, ce point de vue n’est pas fixe, car la toile voyage au fil des années. Se succèdent ainsi la forêt où Mueller a exécuté son tableau, ses ateliers de Berlin et de Breslau, le bureau de l’avocat d’affaires et collectionneur Ismar Littmann qui achète la toile à la fin des années 1920, les réserves de la Nationalgallerie, les cimaises des différentes expositions sur “l’art dégénéré”, les diverses ventes aux enchères et les lieux qu’a fréquentés le tableau depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le procédé est tel que s’installe une connivence entre les lecteurs et la toile, et l’impression que cette dernière emmagasine les expériences. Luz parvient ainsi à donner une âme à cet objet inanimé.
Et que “voit” donc ce double portrait ? La vie d’un peintre, sa technique, ses certitudes, ses doutes, ses amours, son talent ; la passion d’un collectionneur pour l’art moderne ; une galerie, des musées, des salles de vente. La “vie” habituelle d’un tableau en quelque sorte. Sauf qu’Otto Mueller est un peintre expressionniste, qu’Ismar Littmann est un avocat de confession juive, et que les deux hommes vivent en Allemagne au sortir de la Première Guerre mondiale. Le premier (1874-1930) n’a pas le malheur de voir l’arrivée au pouvoir des nazis mais est au cœur, de manière posthume, de leur volonté d’utiliser l’art comme outil de propagande. Le second est démoli par la nomination de Hitler comme chancelier de la République de Weimar. La grande Histoire s’invite alors dans les cases du roman graphique. La machine implacable du nazisme se met en route, et l’art est un des rouages de la politique de manipulation des esprits et d’emprise sur le peuple allemand.
Après avoir été soustraits au regard du public, les tableaux considérés comme “dégénérés” (dont Deux Filles nues, les toiles expressionnistes, et celles de Picasso ou Chagall) sont au contraire montrés dans des expositions itinérantes pour l’édification des masses. L’art moderne y est présenté comme une version pervertie de l’art pictural classique, où le sujet est conforme à ce que l’œil perçoit. Le résultat de ce “projet éducatif” n’est pas à la hauteur des attentes des dirigeants nazis, le succès phénoménal de ces accrochages, bien supérieur à celui des expositions d’art officiel, donnant naissance au terrible soupçon que nombre de visiteurs ont apprécié les œuvres. Témoin passif de toutes ces avanies, le tableau Deux Filles nues subit en outre “l’humiliation” de ne pas être achetée à la fameuse vente aux enchères de Lucerne de 1939, où les nazis mettent en vente 125 toiles contraires à leur idéologie.
Par petites touches, Luz feuillette le XXe siècle allemand, tantôt par des scènes intimes, tantôt par des séquences où les enjeux dépassent l’individu. Au long des pages et des années, les deux jeunes femmes nues du tableau ne changent pas. C’est le regard des spectateurs qui fluctue selon les époques. Les scènes dans les musées, hier et aujourd’hui, sont en cela assez saisissantes. Un jouissif sentiment de revanche se fait jour, pour cette toile autrefois honnie. Une fois l’album refermé, reste l’impression d’avoir passé en revue la mémoire d’un.e survivant.e de ces années tragiques. Ce qui n’est pas tout à fait faux puisque 12 500 des 21 000 œuvres d’art moderne confisquées par les nazis ont été détruites en 1939. De manière magistrale, Luz ressuscite Otto Mueller et Deux Filles nues aux yeux du grand public, et rappelle l’ineptie d’une idéologie lorsqu’elle veut faire tordre l’art. Brillant.
Deux Filles nues. Luz (scénario, dessin et couleurs). Albin Michel. 196 pages. 24,90 euros.
Les 20 premières planches :