Ernest, souvenirs de Cilicie : les affres d’un poilu prisonnier en 1920
Qui a dit que le 11 novembre 1918 mettait un terme à la première guerre mondiale ? Certainement pas Ernest, fantassin du 412e régiment d’infanterie. La lecture du journal qu’il tient entre mars 1919 et novembre 1921 a bercé l’enfance de son arrière petit-fils, le dessinateur Antonin, qui adapte les souvenirs de son aïeul dans un magnifique roman graphique, Ernest, Souvenirs de Cilicie. Antonin y dépeint la vie quotidienne d’un soldat sur le front du Levant puis sa longue captivité, le temps pour les grandes puissances d’extirper une inattendue république de Turquie des décombres de l’empire ottoman et de parvenir à un équilibre géopolitique acceptable dans la poudrière du Proche-Orient.
La Cilicie… mais si, vous savez, cette région côtière de l’Anatolie, coincée entre la Cappadoce au nord et la Syrie au sud, et que Chypre semble montrer du doigt. De son séjour dans cette ancienne province romaine, Ernest a rapporté un précieux journal rédigé entre mars 1919 et novembre 1921. Contrairement à ce que la page de garde de ce journal et la couverture de l’album portent à croire, nous sommes bien loin du voyage d’agrément. En effet, après avoir combattu les Boches, le soldat Ernest part en garnison dans un territoire de l’ex-empire ottoman. Il rêve de découvrir l’Orient, Constantinople, le Bosphore. Ce qu’il ignore sans doute, c’est que cette province du sud de l’Anatolie échoit à la France au terme d’accords secrets passés avec ses alliés pendant la guerre … mais qu’en raison du sursaut nationaliste turc, il va falloir repartir au combat dans le secteur de Bozanti, dont la sécurisation est confiée au commandant Mesnil. Fin mai 1919, cette campagne s’achève victorieusement pour les troupes kémalistes, et porte la république de Turquie sur les fonts baptismaux. La France est donc vaincue, malgré l’héroïque conduite du commandant Mesnil et de ses hommes. Antonin restitue avec beaucoup d’acuité la chronique de ces neuf semaines de combat, pendant lesquelles l’espoir d’être appuyés par des renforts précède la réalité d’un abandon tactique par l’état-major et l’angoisse des dernières cartouches. Après la reddition, une interminable période de captivité commence pour les survivants, dont Ernest.
À quoi ressemblent les journées d’un prisonnier français en Cilicie ? Manger -mal, ou pas, selon l’humeur des responsables du camp. Dormir, quand la chaleur, le froid, la fièvre ou les poux vous en laissent le loisir. Espérer la proclamation d’un armistice qui débloquerait la situation des prisonniers. Cette attente est plus ou moins bien supportée, et le moral s’en ressent. Parfois, le commandant du camp autorise les sorties, la musique joyeuse d’un harmonica, le théâtre et même les commémorations nationales au son de la Marseillaise. Et brusquement, sans explication, un raidissement s’opère, qui déclenche des crises de “cafard”, des “coups de bambou”, des bouffées de mélancolie… et donne des envies de liberté, de batifolage et d’évasion. Par ses choix graphiques, son travail sur les visages et son énorme effort de mise en scène, Antonin parvient à transcrire ces tourments sans jamais tomber dans la redondance.
On le savait depuis la guerre des tranchées: une lettre écrite est une respiration, une lettre reçue une “consolation” teintée d’euphorie, chaque cigarette un puissant décontractant et le partage d’une tablette de chocolat avec un compagnon un moment de pure félicité. Ernest et ses camarades, bien que prisonniers, n’ont jamais été coupés du monde, en attestent les nombreux colis et mandats en provenance de l’état-major français, de la mission des États-Unis ou du Croissant rouge ottoman. Ils ont en revanche été l’un des éléments des tractations franco-turques qui aboutissent en octobre 1921, ce qu’Ernest n’a pas dit mais que rappelle fort à-propos son arrière petit-fils.
Antonin a en effet enchâssé son adaptation dans un double écrin. Le premier brosse un tableau du Proche-Orient de l’après-guerre et expose clairement la stratégie de la diplomatie française: démanteler l’empire ottoman, s’approprier ses ressources, puis entamer contrainte et forcée des négociations avec la Turquie aux juteuses perspectives commerciales. D’impérieuses contingences géostratégiques ordonnent parfois de choisir le déshonneur – abandonner provisoirement ses troupes et définitivement les Chrétiens du Levant- plutôt que la guerre.
Le second écrin raconte la découverte du journal d’Ernest par Antonin enfant. On y découvre la genèse du projet de l’auteur: rendre hommage à tous les Ernest de cette époque, ces braves soldats qui ont héroïquement subi leur sort en croyant servir leur pays, mais qui ont, tout au long de leur détention, donné son sens au mot “fraternité”.
Ernest déplore de temps à autre de n’avoir aucun livre à lire pour tromper son ennui. Nul doute qu’il aurait été ému et fier de lire cette belle adaptation d’une tranche de sa vie, et qu’il aurait approuvé le message subliminal délivré par Antonin: on joue trop à la guerre quand on est un petit garçon.
Ernest, souvenirs de Cilicie. Antonin (scénario, dessin et couleurs). Cambourakis. 204 pages. 22 €
Les 5 premières planches :