Face-à-Face raté entre Hitler et Staline
Les éditions Robinson lancent une nouvelle série, « Face à face », qui doit mettre en scène des duels historiques majeurs. Le premier volume, anniversaire du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale oblige, met en avant le face à face entre Hitler et Staline depuis la signature du pacte germano-soviétique d’août 1939 à la défaite du IIIe Reich en mai 1945, puis la mort de Staline en 1953. L’idée serait intéressante si les auteurs avaient évité un nombre considérable d’erreurs factuelles ou d’interprétation qui montrent à la fois une profonde méconnaissance du sujet et la persévérance de lieux communs que l’historiographie a défait depuis de nombreuses années.
Ce face-à-face est un bon exemple de ce que la bande historique peut produire quand les auteurs se contentent de survoler un événement en pensant apporter un avis « éclairé », en ignorant le travail des historiens sérieux et en oubliant que ce qui peut sembler être un détail ne l’est pas.
L’album s’ouvre sur la comparaison habituelle entre Hitler et Napoléon, deux hommes à la tête d’armées puissantes qui ont échoué devant Moscou. Le parallèle est classique même si dans les faits rien ne permet de les comparer à ce point, mais le symbole est là : la Russie est une terre qu’on ne peut conquérir. On pourrait citer des contre-exemples comme l’armée mongole mais là n’est pas le propos. On passe ensuite au cœur du propos de cet album, la signature du pacte germano-soviétique d’août 1939 puis l’Opération Barbarossa (du 22 juin 1941 au mois de janvier 1942) qui est le premier échec majeur d’Hitler et qui montre que l’URSS est en mesure de résister après avoir frôlé la catastrophe. L’album se termine sur un résumé très rapide des opérations depuis la Bataille de Stalingrad jusqu’à la prise de Berlin et la mort d’Hitler.
Raconter cette guerre en 64 pages est un pari risqué, bien que les auteurs aient choisi de se concentrer « uniquement » sur la guerre à l’Est. Risquée est, aussi, l’analyse psychologique des protagonistes. Des biographies récentes des deux hommes (pour Hitler, on citera celles de Peter Longerich, Volker Ullrich, et celle plus ancienne de Ian Kershaw ; pour Staline, celles de Oleg Khlevniuk et Robert Service), ne sont visiblement pas connues des auteurs. Leur lecture auraient pu leur éviter de commettre de nombreuses erreurs, erreurs démultipliées par la méconnaissance des contextes particuliers propres aux systèmes politiques que sont le nazisme et le communisme stalinien.
Il nous a paru important pour comprendre nos critiques de commenter plusieurs cases très problématiques.
Pages 6 et 7
Qui peut imaginer que Staline et Hitler communiquent par cartes de visite interposées à propos de sujets aussi importants. Les négociations du pacte germano-soviétique se sont déroulées dans le plus grand secret, de chancellerie à chancellerie. Si un des diplomates avait une question à poser, il téléphonait directement au chef de l’état concerné. Peu de gens étaient au courant. Hitler ne recevait pas de petits mots de cette importance à table et apporté par un majordome qui ne pouvait en aucun cas être mis dans la confidence. C’est ridicule. De plus, on voit Hitler tenir à la main une cuisse de poulet. Faut-il rappeler que le dictateur nazi était végétarien ? Il ne buvait pas d’alcool contrairement à ce que suggère les verres de vins placés devant lui. C’est rappelé dans le film La Chute qui semble inspirer plusieurs cases de la fin de l’album.
Hitler dit tout son dégoût pour un maréchal français qui ne peut être que Pétain, or à cette date Pétain est ambassadeur en Espagne, très loin du gouvernement qu’il n’intégrera qu’en mai 1940.
Page 8
La tanière du loup (Wolfsschanze) construite près de Rastenburg n’existe pas en 1939. Les bâtiments représentés sur cette page ont été construits en 1941. Et Staline n’a pas pu laisser de traces de cigarettes sur le traité puisque c’est Molotov qui l’a signé.
Page 10
Dans cette case, pendant l’hiver 1939, les dirigeants de la Finlande parlent du maréchal Staline, c’est impossible. Il n’a été élevé à cette dignité qu’en 1943 quand la victoire de l’URSS a commencé à se dessiner. Au long de l’album, les généraux et hommes politiques russes ne vont cesser d’appeler Staline Maréchalissime, quasiment à chaque case, c’est aussi tout à fait impossible. Il n’a pas été appelé comme ça par ses proches qui lui donnaient plutôt du camarade Staline. Très peu de dignitaires se permettaient de le tutoyer. Ce privilège était réservé à de très anciens camarades.
Page 10
Dans cette scène, Hitler convoque un mage pour arrêter la pluie sur l’Angleterre. On peut donc supposer que la pluie gêne un projet d’attaque du Royaume-Uni par les airs. Or, il ne semble pas qu’Hitler ai eu l’envie d’attaquer l’Angleterre en octobre 1939. Le plan Seelowe date de l’automne 1940 et la Bataille d’Angleterre débute en juin 1940 et se termine en mai 1941. La présence du mage est elle aussi problématique, les biographes les plus sérieux d’Hitler (Ian Kershaw notamment) remettent totalement en cause les témoignages qui font d’Hitler un mystique croyant dans l’occultisme, contrairement à Himmler ou à Rosenberg.
Page 22
La véritable discussion entre l’ambassadeur Schulenburg et les officiels soviétiques ne s’est pas du tout passé comme cela, c’est même le contraire qui s’est produit. Schulenburg est un anti nazi convaincu, il comprend ce qui se passe, la catastrophe qui s’annonce et trahit son pays en prévenant lui-même les soviétiques de ce qui se prépare. Ces derniers ne le croiront pas et le renverront. L’épisode est bien raconté dans le livre Barbarossa, 1941 La guerre absolue de Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri (Editions Passé composé). Schulenburg sera exécuté après l’attentat raté contre Hitler de juillet 1944.
Page 29
La discussion entre Joukov, Timochenko et Béria est tout simplement hallucinante et totalement impossible. Une telle discussion devant n’importe qui et surtout devant Béria, remettant en cause la politique de Staline, a de très fortes chances de conduire ceux qui la tiennent devant un peloton d’exécution. Contrairement à Hitler, Staline pratique la terreur de masse contre ses soldats avec fausse confession, autocritique, prison, déportation de la famille et exécution. Un simple repli devant une attaque plus puissante est considéré comme un acte de haute trahison. Plusieurs dizaines de milliers de militaires seront fusillés. Parmi ces victimes, on trouve des centaines d’officiers supérieurs dont un général qui a été fusillé au front devant ses hommes.
Page 31
On sait que Hitler ne hurlait pas sur ses généraux. Un Hitler hystérique est un lieu commun véhiculé par la mauvaise littérature. Le Hitler de 1941 n’est pas le même homme qu’en 1945, à Berlin, enterré dans son bunker. Les discussions au sein de l’état-major allemand étaient des moments d’échanges entre professionnels de la guerre qui passaient en revue les différentes options tactiques et stratégiques. C’est parfaitement décrit et documenté dans les journaux et les mémoires des généraux. Hitler n’a pas toujours eu le dernier mot en terme se stratégie militaire, tout au moins jusqu’au retournement de la situation en défaveur du IIIe Reich.
Page 58
Traudl Jung, dernière secrétaire d’Hitler, ouvre la porte de la chambre du dictateur. On voit une femme nue, ivre, des bouteilles de vin partout, de la nourriture au sol. Cette femme ne peut être qu’Eva Braun. Cette représentation est un lieu commun des plus stupides. Elle suppose que les nazis en pleine déroute seraient devenus décadents au point de vivre dans la dépravation et l’ordure. Venant du couple formé par Hitler et Eva Braun, c’est impossible. Hitler ne l’aurait pas permis, sa femme n’aurait même pas osé.
Face à face, Hitler Staline. Arnaud Delalande, Hubert Prolongeau (scénario). Eduardo Ocaña (dessin). Editions Robinson. 64 pages. 14,95 €