G.I. Gay : quand l’US army discriminait ses soldats homosexuels pendant la Seconde Guerre mondiale
Au pays de la Liberté triomphante, certaines exclusions discriminatoires ont perduré pendant des décennies. Ainsi, jusqu’en 1994 et en dépit de leur patriotisme, des recrues pouvaient être écartées des rangs des Marines si leur homosexualité était avérée avant ou après avoir revêtu l’uniforme. Dans un roman graphique délicat publié dans la collection « Aire Libre » des éditions Dupuis, Alcante et Muñoz racontent les affres d’un psychiatre militaire enrôlé pour protéger l’armée US des sodomites, considérés comme pervers, mais qui découvre, au gré d’une rencontre, son penchant pour les hommes. Entre émois intimes et codes virilistes, plongée au cœur de l’univers des GI’s dans la guerre du Pacifique en 1942.
Au crépuscule de son mandat, le président Biden va peut-être couronner des décennies d’efforts des associations pro-gays états-uniennes. En effet, il a annoncé en juin dernier qu’il allait ouvrir le chantier d’une grâce présidentielle accordée à tous les militaires américains chassés de l’armée en raison de leur homosexualité. Son argumentaire parle de l’injustice faite à ces patriotes ayant pourtant servi leur pays avec amour et courage. Si ce processus va à son terme, il constituera la dernière victoire d’un combat engagé depuis le milieu du XXe siècle*.
Le titre de l’album signé Alcante et Muñoz ne brode pas autour de son sujet. Il fait ainsi écho au coming-out légal autorisé par la décision du président Obama en 2011. L’illustration de couverture, en revanche, tient compte du contexte. Dans un LCVP (Landing Craft Vehicle and Personnel, une barge de débarquement), l’échange de regards entre les deux héros de cette fiction, éclairés d’une lumière
dorée, exprime avec pudeur le non-dit imposé de la relation amoureuse entre deux GI’s en 1942.
Au milieu de cette escouade, on distingue l’un de ces deux héros, le narrateur, Alan Cole, portant la croix rouge des personnels médicaux sur son casque et son brassard. Par amour, il a choisi de s’engager comme simple infirmier militaire alors qu’il est psychiatre de formation. Dans cet album, en un long flash-back, il conte sa propre histoire devant les caméras d’une émission TV tournée à l’occasion de la décision libératrice de 2011. De la honte intériorisée à la fierté assumée, Alan Cole se remémore comment son combat dans l’ombre contre les préjugés homophobes s’est avéré aussi périlleux que celui au grand jour contre les Japonais.
Après l’attaque de Pearl Harbour (7 décembre 1941) et plus encore après le discours solennel de Roosevelt (« Day of Infamy », pages 11-12) se concluant par la déclaration de guerre au Japon le lendemain, son destin a basculé. Celui qui se destinait à une carrière de psychiatre et au mariage avec Sue, s’engage dans l’armée US sous la pression de son futur beau-père, général en retraite. Sous
l’uniforme, il pourra néanmoins servir son pays dans son champ de compétences puisqu’il est affecté comme assistant du capitaine Seamund, chargé de superviser la visite médicale des recrues à la caserne de San Diego. Outre les évidentes capacités d’endurance et de robustesse physiques de ces jeunes appelés, le sous-lieutenant Cole va devoir déterminer s’ils ne sont pas porteurs de troubles
mentaux susceptibles de nuire à la cohésion des troupes. Parmi ces cas de « déviances disqualifiantes », listées par le capitaine, figurent en toutes lettres « les délinquants, les mythomanes, les cleptomanes, les alcooliques et les homosexuels » (page 17).
À base d’auscultations intimes (supposées mettre en évidence les pratiques « contre-nature » des homosexuels) et de tests de Rorschach, le médecin militaire novice Cole doit donc déceler des signes d’attirance ou de pratiques homosexuelles chez les appelés. Avant de voir son dossier tamponné d’un
approved synonyme d’enrôlement, chaque candidat doit immanquablement répondre à une question plus ou moins directe sur ses mœurs. À son tour, le beau Merle Gore s’entend ainsi demander par le docteur Cole, s’il pratique « la connexion sexuelle par le rectum ou la bouche avec d’autres hommes » (page 22). Et lui, tout de décontraction et après avoir reformulé la question de manière plus imagée, de répondre par une pirouette pour ne pas avouer ce qui lui barrerait définitivement l’accès au corps des Marines. Pour mieux dissimuler son mensonge, il s’étonne à voix haute qu’on ne le questionne pas plutôt sur ses motivations, sa science du combat, son courage ou « ces salauds de Japs » (page 23). Il regrette également qu’un médecin applique le règlement sans s’interroger sur la pertinence des questions et des tests. Il ose enfin demander son nom et son prénom à ce médecin militaire dont l’évidente inexpérience l’attendrit. Le docteur Cole, troublé par deux clins d’œil et un sourire ravageur, craque. Cupidon vient de décocher sa première flèche. Entre Merle et Alan débute une histoire d’amour ballottée entre la honte de l’un à s’avouer sa vraie nature et la contrainte que fait peser la criminalisation de l’homosexualité sous les
drapeaux.
Une fois passé le temps du recrutement vient celui du casernement, de l’entraînement, du rabaissement ordinaire. D’un sergent des Marines, on n’attend pas autre chose que des formules taillées à la hache et hurlées à la face des nouveaux membres de la section B de la compagnie alpha, premier bataillon du 8e régiment. Il va s’agir d’inculquer au plus vite à « une bande de dégénérés » (un « bouffeur de tacos », un « binoclard », une « fillette », page 27), les rudiments de la vie de soldat. Les parcours du combattant, le maniement des fusils d’assaut et le rejet de toute forme de compassion forment le bon guerrier. La pratique du football américain et les soirées imbibées d’alcool renforcent la camaraderie. Les pin-ups accrochées au-dessus du lit, les blagues salaces aux dépens du plus pudique de la chambrée et certains chants dont le célèbre This is my rifle, this is my gun ** finiront de bâtir le GI idéal, viril jusqu’à la caricature. Et au cas où certains n’auraient pas compris comment utiliser les préservatifs distribués à
l’annonce de trois jours de permission, un officier rappelle bien que, sous les drapeaux, la sodomie est passible du renvoi de l’armée et de cinq ans de travaux forcés (page 44).
En marge du traitement de la condition des homosexuels enrôlés dans les rangs de l’armée US, les auteurs ont su déborder du cadre pour hisser leur étude au niveau sociologique. Ainsi, bien que discriminés sous l’uniforme, les gays ne sont plus isolés et forment même société dans les villes (ici, San Diego, Californie). Quelle n’est pas la surprise d’Alan Cole de découvrir qu’il existe des lieux de sociabilité gays (clubs où se rencontrer la journée, page 47 ou la nuit, page 59), une mode et des codes vestimentaires valant signes de reconnaissance et même des icônes (comme Cary Grant). Une tentative pour expliquer le rejet radical de l’homosexualité sous l’uniforme est esquissée : plus que des raisons puisées dans la Bible, il s’agit bien d’homophobie au sens littéral. Lors d’une fête organisée à la caserne la veille du départ pour le Pacifique, un ballet de soldats grimés en danseuses (perruqués, maquillés, portant prothèses mammaires et robes à frous-frous) déchaîne les vivats de l’assistance. Les rires redoublent quand, suite à un pari, l’un des soldats outrancièrement déguisés parvient à embrasser le sergent sur la bouche. Au lieu de hurler, ce dernier en rajoute en promettant d’aller plus loin si « elle » reste ici. Tant que celui qui le séduit s’apparente à une femme, l’ambiguïté ne gêne pas le sergent car sur scène, cet espace de l’imaginaire, tout n’est que jeu. Mais dans d’autres circonstances, comme par exemple lorsqu’un chauffeur de taxi dépose Alan Cole dans un quartier à la réputation sulfureuse, la connivence disparaît. Ce taxi driver reste poli jusqu’à l’encaissement de sa course, mais il vomit sa rage ensuite à la simple idée qu’on puisse le voir dans ce « terrier de dégénérés ».
Comme Alcante et Muñoz le rappellent à plusieurs reprises, l’injustice faite aux homosexuels fut vécue par eux comme une double peine. En plus d’être stigmatisés pour leurs mœurs, ils sont aussi empêchés de faire acte de patriotisme à une époque où la guerre fait rage et où l’armée des États-Unis constitue le fer de lance du Bien et le fleuron de la lutte pour la Liberté. Pour achever leur plaidoirie, les auteurs devaient montrer comment Merle Gore, Alan Cole et tous les autres gays de l’US army sont restés semper fidelis (toujours fidèles) à leur patrie et à leurs camarades. Plusieurs scènes efficaces de bataille rythment la seconde moitié de l’album. À égal degré de bravoure et animés d’une rage destructrice, les GI’s remplissent leur mission et perdent leur âme un peu plus chaque jour. Mais pour Merle et Alan, l’enfer ne s’arrête pas au retour à leur base, dans les Samoa.
La discipline militaire va s’appliquer lorsque le soldat Gerlach est convaincu de « psychopathie sexuelle » après qu’une lettre énamourée à son ami Jimmy a été retrouvée dans sa chambre. La sentence s’accompagne d’une humiliation publique destinée à faire un exemple. Pour Alan Cole, c’est la croisée des chemins. Conscient qu’il ne peut plus se cacher son homosexualité mais qu’il est protégé par son statut de psychiatre supposé diagnostiquer la « maladie » chez les autres, ulcéré par le sort qui a été réservé au soldat Gerlach, il fait son coming-out devant tous ceux qui n’avaient pas de mots et d’actes assez violents pour détruire les tarlouzes, les pédés et les tafioles. Perdu au beau milieu de l’océan Pacifique, à des milliers de kilomètres de sa fiancée, de la promesse d’une brillante carrière et de son fils, Alan Cole se trouve enfin et assume qui il est. Sa nouvelle vie peut commencer.
Cet album alterne avec bonheur les scènes intimes et d’action. Il amène subtilement à s’interroger sur cette peur panique de l’armée US à l’encontre des homosexuels (discrimination n’étant pas sans rappeler celle subie par les soldats noirs*** pendant la Seconde Guerre mondiale). Les personnages sensibles ne tombent dans le stéréotype que pour incarner la quintessence de l’hétéro masculiniste – mais est-on si loin de la vérité dans le corps des Marines pendant la seconde moitié du XXe siècle ? Pour la dignité de tous ces hommes et femmes états-uniens ayant dû choisir entre le Stars and stripes et le Rainbow flag, il est temps que la Loi répare ce que la Loi avait flétri et que puissent enfin cesser ces humiliants camouflages.
* : À partir de 1951, l’article 125 du code de justice militaire pénalise l’homosexualité par réprobation de toute relation sodomite entre adultes même consentants. Bill Clinton fait évoluer la situation par la loi baptisée Dont ask, don’t tell (Ne demandez pas, ne dites pas). Une tolérance légale s’instaure à partir de 1994 sur le principe d’une discrétion partagée. Les soldats gays ne doivent pas mentionner publiquement leur orientation sexuelle et exigent des autres soldats de ne pas les questionner sur ce sujet. De fait, elle permet aux engagés de ne plus être poursuivis pour homosexualité à condition de ne pas faire état de leurs mœurs. Il faut attendre l’arrivée de Barack Obama à la Maison blanche pour que cette loi soit abolie en 2011. Il n’y a plus, désormais, de discrimination légale de ce type dans l’armée US.
** : Littéralement « Ceci est mon fusil, ceci est mon pistolet, celui-ci pour le combat et celui-là pour le plaisir ». La séquence de la page 44 trouve sa version filmique dans l’extrait du film Full Metal Jacket, à voir ICI.
*** Voir l’album de Yves Sente (scénario), Steve Cuzor (dessin) et Meephe Versaevel (couleurs), Cinq branches de coton noir, collection « Aire Libre », éditions Dupuis, 2018, chroniqué sur Cases d’Histoire.
G.I. Gay. Alcante (scénario). Bernard Muñoz (dessin et couleurs). Dupuis. 128 pages. 26 euros.
Les onze premières planches :