Guerre d’Indochine et trafic de piastres dans Le Grand Monde

Habituée des adaptations de roman en bande dessinée, la maison d’édition Rue de Sèvres a fait appel à Christian de Metter pour mettre en images Le Grand monde de Pierre Lemaître, sorti en janvier 2022 chez Calmann-Lévy. Une plongée dans la France de la fin des années 1940 sur fond de décolonisation, dans une Indochine secouée par les premières opérations militaires des troupes vietminhs.
En premier lieu, une constatation s’impose : dans Le Grand monde, il n’y a pas de héros central, mais une sorte de personnage collectif, la famille Pelletier. Elle-même est dispersée sur plusieurs sites (Paris, Beyrouth et Saïgon), selon les membres de la famille qui s’y trouvent. L’action démarre en octobre 1948, dans la capitale française, avec l’arrestation par la police d’un jeune homme, emmené à ce qui semble être la Préfecture de police. Il y rejoint son frère aîné et sa petite sœur. C’est l’occasion de la présentation détaillée de chacun de ces trois membres de la famille Pelletier, plus Geneviève, la femme de Jean, le grand frère.
Trafic de piastres
Ce tableau est ensuite complété par le flashback d’un repas de famille à Beyrouth en mars 1948, où apparaissent les parents Pelletier et leur troisième fils Étienne, en partance pour Saïgon. Ce sont les tribulations de ce dernier en Indochine qui constituent le fil rouge de l’album. Le jeune homme va être confronté d’entrée de jeu au fameux « trafic de piastres ». Dès son arrivée, il est mis au courant du fonctionnement ce mécanisme monétaire.

Ce n’est pas la première fois que cette explication du trafic est donnée dans une bande dessinée. Dans un album intitulé Une aventure de Victor Levallois, Trafic en Indochine paru en 1990 chez Alpen, le scénariste Laurent Rullier expose aussi ce mécanisme (pour plus de précisions voir l’article sur Cases d’Histoire)
Guerre des postes
Ce trafic ne constitue pas la seule spécificité vietnamienne que le jeune homme va découvrir. Il y a tout d’abord les manifestations de la guerre en cours. En 1948, le conflit, déclenché le 19 décembre 1946, en est au stade de la guérilla dans ce qu’on appelle « la guerre des postes », ce qui est illustré à la page 27.

À coté de ces opérations de « la guerre des postes », l’armée française, en l’occurrence le CEFEO (Corps Expéditionnaire Français en Extrême Orient) mène avec ses meilleures unités, des opérations de ratissage visant à éliminer les troupes vietminhs (pour plus de précisions voir l’article sur Cases d’Histoire). Dans une longue séquence pages 74 à 83, Étienne suit une de ces opérations et y découvre comment le Vietminh utilise le trafic des piastres.

Par ailleurs, Etienne découvre l’existence d’une secte religieuse baptisée « sièu linh » dans la BD. Pierre Lemaître et Christian de Metter se sont inspirés de la religion caodaïste fondée à Saïgon en 1921 par un fonctionnaire vietnamien Ngo Van Chièu et qui existe toujours actuellement au Vietnam.
Quel est donc ce Grand monde ?
D’où vient le titre de l’opus ? La clé de l’énigme nous est donnée à la page 50 : « Le Grand monde » est une fumerie d’opium, où Étienne vient consommer de la drogue pour affronter le traumatisme de la mort de son amant légionnaire.

Un autre sujet requiert une petite explication historique. Page 10, à propos de François Pelletier, le journaliste, il est fait référence à sa participation en juin 1941 à la « bataille du Levant », dans la « première division légère de la France libre commandée par le général Legentilhomme ». Et un des policiers émet cette réflexion : « des Français se battant contre des Français. Quelle tristesse… ». Quelle est la raison de cet avis désapprobateur ?

Il faut savoir qu’entre juin et juillet 1941, les troupes vichystes du Levant (Liban et Syrie) ont affronté les forces britanniques parmi lesquelles se trouvaient des unités de la France libre, comme celle mentionnée ci-dessus. Pourquoi cette guerre fratricide ? Il se trouve que les Allemands, qui vont envahir la Russie soviétique le 22 juin 1941, avaient aussi des visées sur le Moyen-Orient et en particulier sur l’Irak sous mandat britannique (en proie à une insurrection nationaliste). Les Allemands comptaient se servir de l’aéroport d’Alep en Syrie sous mandat français pour aider militairement les Irakiens insurgés contre les Britanniques. Ce qu’accepte le gouvernement du maréchal Pétain. En réaction, les Britanniques envahissent la Syrie et le Liban afin d’empêcher cette liaison.
Cette bataille du Levant se déroule donc du 8 juin au 12 juillet 1941 entre les troupes françaises obéissant à Vichy (50 000 hommes sous les ordres du général Henri Dentz) et les forces britanniques (34 000 hommes) qui ont intégré les unités de la France libre (5000 hommes sous le commandement du général Legentilhomme) et qui, par l’Est depuis l’Irak et par le Sud depuis la Palestine et la Jordanie, submergent les troupes vichystes. Il y a donc bien eu en Syrie en juin-juillet 1941 « des Français se battant contre des Français ». Et c’est ce que met en scène le tome 3 de la série Ciel de guerre sous-titré Alerte en Syrie, sorti chez Paquet en 2015, qui montre page 13 le bombardement d’une colonne de Français libres par l’aviation vichyste.
Analyse de la couverture
Si l’on fait une analyse iconographique de la couverture de la bande dessinée Le Grand monde, on peut voir en surimpression sur une silhouette masculine qui est sans doute celle d’Etienne, des pièces et un billet d’une piastre de 1949 (voir ci-dessous), et un navire dont on ne peut pas lire le nom. L’illustration de couverture du roman de Pierre Lemaitre est une affiche de 1925 intitulée « Indochine » (ci-dessus) marquant l’importance de la liaison maritime entre la France et l’Indochine. Depuis 1945, cette liaison (surtout le transport des troupes du CEFEO) est assurée par le paquebot « SS Pasteur » (ci-dessous : coque noire, superstructures blanches et cheminée chamois) jusqu’en 1956. Dix ans plus tard est lancé le paquebot mixte « MS Pasteur » dont il semble qu’il ait servi de modèle au navire de l’illustration de couverture de la BD : on peut le vérifier sur les photos ci-dessous.
Voici donc un rapide survol, ou plutôt une série de focus sur l’Indochine dans cette adaptation en BD du roman de Pierre Lemaitre. Si le travail scénaristique de Christian de Metter cadre bien avec l’opus littéraire, il est à regretter que le graphisme, trop flou et uniforme, empêche de profiter de la richesse des différents rebondissements, qui amènent sur les différents sites, des dénouements parfois violents comme en Indochine ou plus feutrés comme à Paris.
Le Grand monde. Christian de Metter (scénario d’après le roman de Pierre Lemaitre, dessin et couleurs). Rue de Sèvres. 184 pages. 25 euros.
Les cinq premières planches :