Il était une fois dans l’Est : Isadora danse au pays des Soviets
Invitée en 1921 par le gouvernement soviétique à exercer son art à Moscou, la danseuse Isadora Duncan, alors au faîte de sa gloire, éblouit le jeune poète Serguei Essenine sur la scène du Bolchoï. C’est le coup de foudre et le début d’une liaison fusionnelle et destructrice, racontée dans ce premier tome par Julie Birmant et Clément Oubrerie. De l’URSS à l’Amérique, récit de la dernière passion amoureuse de la danseuse la plus libre de tous les temps.
Qui, dans une Europe effrayée par le péril rouge, a l’audace de venir à Moscou commémorer le quatrième anniversaire de la glorieuse révolution d’octobre 1917, à l’invitation du commissaire du peuple à l’instruction publique ? Qui a le cran de traiter à demi-mots de bourgeois décadents tout un parterre de dignitaires bolchéviques, en rappelant que la Révolution française guillotinait pour moins que cela ? Et qui, sur la scène du palais du Bolchoï, a la témérité -l’inconscience ?- de danser sur L’Hymne des tsars de Tchaïkovski devant Lénine, Toukhatchevski et Djerzinski, le redoutable chef de la Tcheka (la police politique soviétique) ? La même qui, profitant de l’arrêt imprévu de son train dans la campagne russe, improvise pour des moujiks médusés mais bientôt séduits, une envoûtante chorégraphie inspirée de leur vie. Ainsi vit, ainsi vibre la tovaritch Duncan, qui « a commencé la danse dans le ventre de sa mère », et qui exulte à l’idée de dispenser son art au service du communisme, « la plus belle idée qu’aient inventée les hommes ». Malgré les rigueurs économiques de la NEP (Nouvelle Politique Economique, pause capitaliste dans l’instauration du communisme), le gouvernement soviétique est sous le charme et l’installe au palais Balachova pour qu’elle fonde une école au service du peuple.
« Celle qui danse la révolution » n’avait cependant pas prévu que parmi ses nouveaux admirateurs figurerait un jeune poète surdoué et terriblement ambitieux, Serguei Essenine. Ses vers revisitant l’âme slave au prisme de la révolution (Transfiguration, août 1921) l’ont rendu populaire dans son pays. Avec son ami et presque frère Tolia Mariengof, ils ont fondé le mouvement imaginiste. Dès qu’il voit Isadora sur scène, il est subjugué et veut l’épouser. Et quand il fait sa connaissance chez le peintre Iakoulov, c’est le coup de foudre. Trois mois plus tard, en mai 1922, ils décident de se marier. Faisant fi de l’obstacle de la langue (il ne parle pas anglais, elle ne connaît que quelques phrases de russe), la danseuse étoile depuis toujours inspirée par les chants homériques épouse l’aède des steppes élevé dans la tradition des danses cosaques. Le 10 mai 1922, les tourtereaux s’envolent pour l’Amérique, l’autre pays de la Liberté d’où la poésie de Serguei doit conquérir le monde.
Hélas ! La passion cède vite le pas à une liaison tumultueuse. N’a-t-il vu en elle qu’un tremplin à sa carrière ? À l’été 1923, de retour à Moscou, sa poésie se fait plus noire que jamais (« Mon ami, je suis malade à en crever / c’est l’alcool qui effeuille ma cervelle » et « Je ne réclame d’autre bonheur que de me perdre dans le blizzard / Car sans ces extravagances je ne puis vivre sur terre »). N’a-t-elle vu en lui qu’un Apollon mâtiné de Tirésias, peut-être la réincarnation de son jeune fils Patrick mort dans des circonstances tragiques en 1913 ? Ses vers, ses frasques et ses violences lui sont devenus insupportables, jusqu’à presque regretter sa venue au pays des Soviets…
Après avoir brillamment raconté le Picasso intime dans leur précédente série, Julie Birmant et Clément Oubrerie s’attellent donc à l’œuvre de la plus grande chorégraphe et danseuse du XXe siècle*. En quelques chapitres habilement scénarisés, le lecteur découvre comment une jeune Américaine d’origine irlandaise, entourée de sa famille un brin foutraque, devient à force d’abnégation et de persévérance la première danseuse célèbre dans le monde entier. Bercée par l’Iliade et l’Odyssée, elle s’affranchit ensuite des codes de son époque pour renouer avec les racines antiques de la danse, jusqu’à devenir une icône du féminisme. Ses origines modestes et sa foi ardente en la liberté la portent enfin à devenir une égérie du communisme vers la fin de sa vie. Par son trait gracieux, Oubrerie nous restitue toute la fougue et la générosité d’Isadora lorsqu’elle incarne, en transe, les héros de son panthéon. Au détour de quelques scènes et par quelques titres, les auteurs suggèrent aussi qu’un duo amoureux peut rapidement dégénérer en duel. De cette rencontre passionnée entre les langages du corps et de l’âme naît un album en clair-obscur attachant. Il y a des vies dont chaque épisode semble tiré d’un roman épique et chaque battement de cœur une ode à la liberté. Sans doute est-ce l’apanage de tous ces génies plongés parfois malgré eux dans les affres de la création.
(*) Ils ne sont d’ailleurs pas les premiers auteurs du 9ème art récemment inspirés par cette artiste exceptionnelle, cf Jules Stromboni et Josépha Mougenot, Isadora Duncan, éditions Naïve, collection Grands destins de femmes, 2013.
Il était une fois dans l’Est. Julie Birmant (scénario). Clément Oubrerie (dessin & couleurs). Dargaud. 152 pages. 22,90€
Les 5 premières planches :