Ils ont tué Leo Frank : chronique d’un lynchage antisémite dans le sud des Etats-Unis
1915, Milledgeville, Géorgie, un groupe d’hommes blancs hargneux et excités prend d’assaut la prison d’état, neutralise le gardien chef et embarque un homme effaré. Leo Frank condamné pour le meurtre d’une fillette sera lynché et pendu à une branche d’arbre. Ils ont tué Leo Frank, de Xavier Bétaucourt et Olivier Perret, revient sur ce tragique fait divers avec beaucoup d’intelligence.
Cette pendaison sauvage conclut une affaire judiciaire très connue aux États-Unis. A Atlanta, capitale de la Géorgie, haut lieu sudiste de la guerre de Sécession, Leo Frank est un entrepreneur prospère. Gros employeur de la ville, il possède une fabrique de crayons. La misère qui touche les campagnes a conduit beaucoup de familles vers la ville et de nombreuses jeunes, voire très jeunes filles, trouvent à s’employer dans les fabriques pour échapper à la prostitution. C’est le cas de Mary Phagan, adolescente issue d’une famille pauvre.
Elle est retrouvée assassinée dans la cave de l’usine de crayons par un veilleur de nuit noir. Soupçonné d’abord (et oui, il est noir et elle est blanche), l’homme est innocenté et l’enquête se tourne vers Leo Frank, le patron, juif, qui a dû croiser la jeune femme venue chercher sa paie de la semaine.
L’engrenage se met en branle, Leo Frank et sa famille vont être broyés par une machination journalistico-politique. Les policiers mènent une enquête à charge, écartent un suspect pourtant crédible, la populace s’en mêle et crie vengeance tandis que la presse locale, comme le ferait les réseaux sociaux actuels, ne cherche ni la vérité ni la justice mais des ventes records. Pour cela, la fin justifie les moyens. Tirant plusieurs « éditions spéciales », les patrons de presse et les journalistes n’hésitent pas à mentir ou à trafiquer témoignages et preuves. Quand le procès de Leo Frank commence, les jeux sont faits, bien que ses défenseurs et les experts ne voient comment, sans preuves matérielles, l’homme pourrait être condamné sur des rumeur. Et pourtant…
On sait peu que le sud des États-Unis a connu de puissantes vagues d’antisémitisme après la Guerre de Sécession. Ce sentiment trouve sa source dans la défaite des états confédérés. Humiliés par la victoire du Nord, dépossédés de leurs esclaves, les sudistes appauvris voient arriver des entrepreneurs et des commerçants du Nord avec l’idée que ces gens viennent manger leur pain, exploiter leurs enfants et accaparer des richesses qu’ils considèrent comme leurs. Parmi ces hommes, les juifs ont cristallisé les haines. Leo Frank réunit tous les fantasmes qui agitent la majorité des habitants d’Atlanta. L’homme est chef d’entreprise donc on le soupçonne d’être riche (ce qui est faux) et d’être au-dessus des lois car venant du Nord. De plus, on accuse les juifs d’être pervers, d’avoir le droit de violer des femmes et de tuer régulièrement des jeunes filles. Lorsque Mary Phagan est assassinée, on assiste à un déchainement de violence. Des magasins appartenant à des commerçants juifs sont vandalisés. Certains sont même chassés de la ville.
Le verdict tombe, Frank est condamné à mort. Ses défenseurs s’agitent, toutes les personnes contactées découvrent l’étendue de l’erreur judiciaire qui se profile, rien n’y fait. Un détective découvre de faits nouveaux qui disculpent Frank, il est chassé à coups de pierres d’Atlanta. Le sénateur de Géorgie est sur le point de signer la grâce, sa maison est assaillie. Il doit fuir son état sous peine d’être lynché…
Tous les faits désignent un autre homme, Jim Conley. Un employé de l’usine, menteur, manipulateur, déjà condamné plusieurs fois. La vérité éclatera dans les années 1980 après qu’Alonzo Mann (qui a tout vu en 1913 mais que ses parents obligent à se taire) finissent par soulager sa conscience avant de mourir. Conley était bien coupable.
Cet album intelligent et bien écrit raconte en détail cette histoire. Très documenté, il commence par le lynchage de Leo Frank et continue avec le témoignage d’Alonzo Mann à deux journalistes. La suite est construite comme un « film de prétoire ». L’enquête policière est particulièrement bien rendue avec beaucoup de détails et de portraits des différents protagonistes, notamment des journalistes qui excitent la foule et des policiers prêts à tout pour faire condamner l’homme qu’ils ont eux mêmes désigné. Le mécanisme implacable de l’erreur judiciaire, toujours le même, est particulièrement bien montré. La seconde partie déroule le procès et ses suites, toutes les actions vaines menées par les défenseurs et la femme de Frank pour le faire libérer. Là aussi, le scénario développe l’enchainement des ratés qui succèdent aux menaces sauvages contre les avocats pour conduire au lynchage final. On peut regretter un dessin qui mériterait souvent d’être plus fouillé et plus expressif. En revanche, le travail de coloriste de Paul Bona installe une ambiance pesante tout au long de l’album. Les scènes avec Alonzo Mann sont traitées en couleurs « naturelles » tandis que tous les moments historiques baignent dans une ambiance chaude et oppressante donnée par une gamme très riche d’ocre et d’orangé qui fait beaucoup pour la qualité final de cet album qu’on lit d’une traite comme un bon polar.
Ils ont tué Leo Frank. Xavier Betaucourt (scénario). Olivier Perret (dessin). Paul Bona (couleurs). Editions Steinkis. 112 pages. 18 euros.
Les 5 premières planches :