Ira Dei : chronique d’une vengeance dans la Sicile du XIe siècle
Après leur très remarquée saga* ancrée dans le Paris de Philippe Auguste, Vincent Brugeas et Ronan Toulhoat nous entraînent en Méditerranée, au carrefour des influences byzantine, arabo-musulmane et occidentale. Les prémices de la poussée normande en Sicile ouvrent d’alléchantes perspectives. Qui sont donc l’énigmatique légat Étienne et le ténébreux chef de guerre Tancrède et pourquoi débarquent-ils à Taormine, à la tête d’une hétéroclite escouade de mercenaires ? Dans ce premier tome de belle facture, les deux maîtres du thriller médiéval ne lèvent qu’une partie du voile…
Bon nombre de contrées se présentent aujourd’hui comme des carrefours de civilisations. Étalant le plus d’empreintes suffisamment visibles, elles espèrent drainer les hordes de touristes en quête de culture qui se bousculent en Méditerranée. Cela dit, à l’épreuve des faits historiques, la Sicile peut assurément revendiquer une place de choix dans un tel palmarès. Jadis l’un des greniers à blé de l’empire romain du temps où il fallait nourrir une plèbe pléthorique, sa position stratégique au cœur du commerce maritime lui vaut de devenir ensuite la proie des différents empires médiévaux qui ambitionnent de contrôler la Méditerranée. Officiellement, elle est sous domination byzantine du milieu du VIe au début du Xe siècles, date à laquelle elle passe sous le joug musulman, après sa conquête par un émir vassal du califat fatimide.
Entre 1037 et 1040, bornes chronologiques de ces premières aventures, la Sicile amorce un tournant. Trois forces principales se disputent l’hégémonie sur l’île. Au sud du bassin méditerranéen, l’extension prodigieuse du monde arabo-musulman au VIIIe siècle a vite atteint les limites inhérentes à tout empire trop vaste pour être gouverné unitairement. Des califats puis des émirats ont vu le jour, qui témoignent du morcellement de l’Islam et de ses luttes intestines. En Sicile, cette dégradation de l’autorité engendre la naissance de caïdats, unité géographique minimale du pouvoir, le plus souvent articulée autour d’une citadelle et des campagnes environnantes.
Cet affaiblissement de l’émir de Palerme va faire revenir ceux qui avaient été chassés un siècle auparavant. Bien qu’incontestablement moins puissant qu’à l’époque de Justinien Ier (mort en 565), l’empire byzantin n’en demeure pas moins un colosse s’appuyant sur une armée redoutable. Sous la conduite du général Maniakès et de ses mercenaires italiens, lombards et varègues, le basileus Michel IV se sent proche d’une reconquête qui le mettrait en position de force dans la querelle qui l’oppose au pape de Rome (alors même que ce dernier dicte sa loi aux dirigeants de l’Occident chrétien). La dernière de ces forces n’en est à proprement parler pas encore une, mais les prouesses accomplies par quelques cadets de familles normandes venus se tailler gloire et fiefs les armes à la main commencent à faire parler d’elles dans la Chrétienté.
Parmi ces lignages riches en rejetons ambitieux figure celui des Hauteville**, véritable épine dorsale du scénario de Brugeas. La rencontre assez rapide et les premiers échanges entre Guillaume de Hauteville (dit Bras-de-Fer) et Robert (qui se fait appeler Tancrède) pourront mettre le lecteur avisé sur une piste intéressante pour comprendre pourquoi le second cache son identité au premier. Sur ce secret, dont une bonne partie est révélée au final, Brugeas a bâti une histoire solide, en donnant épaisseur et mystère au personnage de Tancrède. Normand assumé, chef de bande capable de galvaniser les troupes en promettant gloire et fortune, tacticien hors-pair (sa contribution à la prise de Taormine est digne du cheval de Troie), il parvient pourtant à cacher ses vraies motivations en simulant l’exécution d’une mission secrète au service du diacre Étienne. Les souvenirs de sa captivité récente dans une mine de soufre en Anatolie, ainsi que la flétrissure qu’il porte sur la joue gauche ajoutent au charme de ce héros, dont on pressent que « L’or des caïds » (titre de ce premier épisode) n’est pas forcément ce qu’il convoite le plus.
Impossible enfin de ne pas évoquer la contribution éclatante de Ronan Toulhoat à la réussite de ce récit. Décidément très à l’aise dans les atmosphères médiévales, il parvient à glisser sans peine des venelles parisiennes* aux champs de bataille siciliens. La diversité géographique des mercenaires présents sur la plus grande île méditerranéenne en ces temps de reconquête est l’occasion pour lui de réaliser une belle
galerie de portraits et quelques scènes de siège ou de corps-à-corps d’une grande intensité.
Grâce à toute une galerie de personnages (le scandinave Harald, l’émissaire du roi lombard Arduin, la courtisane Eudoxie et la discrète Marie, sœur d’Étienne), l’intrigue de cette première partie conduit le lecteur de fausses pistes en faux-semblants. Le renversement de perspective clôturant cette première partie, ainsi que l’annonce du titre de la suite (« La part du diable ») laisse entrevoir l’irruption possible d’autres intérêts en conflit dans cette région du monde et à cette époque. Le grand Schisme se profile : nul doute que le fracas des armes couvrira les palabres des conciliabules.
* Le Roy des Ribauds, 3 tomes parus à ce jour entre 2015 et 2017, aux éditions Akileos.
** Hormis les protagonistes de cette aventure, la lignée des Hauteville sera pourvue d’un ultime rejeton, Roger, qu’on peut admettre comme le conquérant de l’île sous la bannière pontificale entre 1060 et 1090. Elle devient un royaume en 1130 sous Roger II. Ce souverain, grand admirateur de la culture arabo-musulmane, permet un véritable syncrétisme unique en Méditerranée. Dans le palais des Normands de Palerme ou le cloître de Monreale tout proche, la rencontre des inspirations et des techniques byzantine, arabe et occidentale dans les domaines de l’architecture et de la mosaïque est un pur ravissement.
Ira Dei T1 L’Or des caïds. Vincent Brugeas (scénario). Ronan Toulhoat (dessin). Dargaud. 56 pages. 13,99 €
Les 5 premières planches :
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