Jazz Lieutenant, musique noire et émancipation pendant la Première Guerre mondiale
Fin 1917, l’arrivée en France des régiments de soldats noirs de l’armée américaine est remarquable à plus d’un titre. Elle marque notamment l’irruption du jazz sur le continent européen. Avec Jazz Lieutenant, Malo Durand, Erwan Le Bot et Jiwa livrent la chronique des dernières années de James Reese Europe, compositeur et chef d’orchestre de la fanfare du 369e régiment d’infanterie. Mais au-delà de cette intéressante facette musicale, se dresse un tout autre enjeu.
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Lorsqu’ils débarquent à Brest en décembre 1917, les soldats du 369e régiment d’infanterie stupéfient les Français venus les découvrir avec curiosité. Le fait qu’ils soient tous noirs de peau n’est pas l’élément principal qui provoque le saisissement des Brestois, les troupes coloniales françaises étant présentes sur le port breton depuis 1914. Non, ce qui souffle et ravit à la fois les badauds, c’est cette Marseillaise jouée par l’orchestre du régiment qui vient de descendre du Pocahontas, le navire qui a transporté les soldats depuis New York. Le rythme est inédit en France. Saccadé, porté par les cuivres, il porte un nom curieux dont l’étymologie est obscure, le jazz. A l’origine de l’entrée en fanfare de cette nouvelle musique sur le continent européen se trouve un homme, James Reese Europe, le Jazz Lieutenant qui donne son titre à la bande dessinée de Durand, Le Bot et Jiwa. L’album décrit les douze dernières années de la vie du musicien né en 1880, les plus importantes en ce qui concerne sa carrière artistique. A la fin du XIXe siècle, les premières vedettes noires du show-business apparaissent aux Etats-Unis et notamment à Broadway, où Ernest Hogan fait un tabac avec le ragtime, le nouveau genre musical à la mode. Membre de l’orchestre de ce dernier, James Reese Europe se fait un nom, monte différentes formations composées uniquement de musiciens noirs, en popularisant le ragtime et le jazz jusqu’à se produire au Carnegie Hall en 1912. Dernier fait d’armes du lieutenant, il est le premier chef d’orchestre à donner un concert de jazz sur le continent européen, précisément à Nantes le 12 février 1918.
Tout cela est très bien montré, certes de manière classique, dans la bande dessinée. Mais le plus important – qui constitue fort à propos le cœur de l’intrigue de Jazz Lieutenant – est ailleurs. Si James Reese Europe, sans aucune expérience militaire, s’engage dans l’armée des Etats-Unis pour aller combattre de l’autre côté de l’Atlantique, c’est qu’il a en tête une stratégie. Une fois incorporés, pense-t-il, les soldats noirs auront les mêmes droits que les blancs, comme le veut l’institution militaire. Et cette égalité des droits sous les drapeaux devra forcément se traduire par une équivalence dans la vie civile. La Guerre de Sécession avait ainsi ouvert quelques portes sur le long chemin vers l’émancipation, toutefois sans lendemains. Jazz Lieutenant souligne bien le sacrifice personnel de James Reese Europe, qui décide de braver la mort pour le bien futur (et hypothétique) de sa communauté. Le contraste entre la défiance de la plupart des soldats américains blancs envers leurs 367 000 camarades noirs et la considération, voire la bienveillance et l’enthousiasme, de la population française (déjà décrit dans Les Harlem Hellfighters) est saisissant. Après la guerre, chaque GI noir repartira dans son foyer avec le sentiment qu’une vie différente est possible. Comme le dépeint Jazz Lieutenant, assassiné par l’un des membres de son orchestre en 1919, James Reese Europe ne verra jamais la concrétisation de ses efforts (matérialisés en 1964 par le Civil Rights Act). On peut se réjouir que son destin singulier soit exhumé par une bande dessinée qui a l’intelligence de ne pas circonscrire son propos à un joyeux fait divers musical.
Jazz Lieutenant. Malo Durand (scénario). Erwan Le Bot (dessin). Jiwa (couleurs). Locus Solus. 80 pages. 16 €
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Les 5 premières planches :