Jean Cocteau et Jean Marais, Les Choses sérieuses : une passion flamboyante dans le Paris de l’Occupation
La collection Dyade des éditions Steinkis confie à Isabelle Bauthian et Maurane Mazars le soin d’évoquer le printemps du couple formé par Cocteau et Marais. Entre le poète touche-à-tout et le jeune acteur qu’il propulsa par amour sur le devant de la scène, la relation assumée dans le tout-Paris culturel de la fin des années 1930 revêt une autre dimension sous l’Occupation. Autant que la folle passion amoureuse entre les deux Jean à une période peu favorable à la liberté de création et de mœurs, cet album dépeint plus prosaïquement comment Cocteau et ses amis composent au quotidien avec l’ennemi, endurent les lazzis de la presse collaborationniste et tentent d’oublier les persécutions antisémites et homophobes.
Sur la couverture de cet album, une image du bonheur : alanguis sous un arbre, entourés par des livres et des feuillets, les deux Jean s’effleurent sensuellement et se protègent des « choses sérieuses », ces événements qui agitent l’Europe et le monde et qui pourraient soudain l’embraser. Cocteau caresse tendrement la joue de son « Jeannot », surnom affectueux le désignant dans les nombreuses lettres* qu’il lui a écrites à leur moindre séparation. Jean Marais, quant à lui, étreint celui qu’il considéra comme son deuxième père, le tirant ainsi de sa neurasthénie pathologique par la seule force de son amour. Comme cette relation semble douce et forte à la fois, dans des temps de tumulte, de montée des périls et bientôt de guerre et de barbarie ordinaire.
Peu d’artistes suscitent autant l’admiration ou le rejet que le fils d’Eugénie et Georges-Alfred Cocteau**. Celui qui par autodérision raille « sa santé de fil de fer » naît en 1889, vit à ses dix ans le drame du suicide de son père, chérit sa mère jusqu’à sa mort en 1943 et demeurera inconsolable d’une autre disparition prématurée, celle de Raymond Radiguet, en 1923. À l’aube de ses 50 ans, Cocteau a déjà une longue carrière derrière lui. Depuis la publication de son premier recueil de poèmes en 1910, une quinzaine a suivi. Cet auteur polymorphe et prolixe se frotte aussi au roman, au théâtre, au récit de voyage, au court-métrage, aux arts picturaux***. Dans la période 1937-1945 traitée par cet album, Isabelle Bauthian montre Cocteau accoucher des Parents terribles mais peinant à trouver le théâtre où se jouera la pièce (pages 29 à 32). De l’écrivain, la narration et les dialogues de l’album citent in extenso certains billets qu’il publie dans la presse, des poèmes courts et certaines lettres à son Jeannot (par exemple, la page 58 reprenant une lettre de la fin de 1939). Avec audace, Maurane Mazard a relevé le défi de croquer Eugénie Cocteau sur son lit de mort dans le style de son fils (page 98).
L’esprit de la collection Dyade consiste à raconter des couples mythiques. Celui formé par Jean Marais et Jean Cocteau répond au schéma classique du mentor tendance pygmalion. Le premier doit en effet le démarrage de sa carrière sur les planches au second, qui lui offre un rôle muet dans le chœur d’Œdipe roi à l’été 1937. Le coup de foudre réciproque permet à l’éphèbe Marais d’obtenir des rôles de plus en plus en vue puis le rôle principal des Parents terribles en novembre 1938. Il appartenait ensuite à Bauthian de trouver le juste équilibre pour suggérer la part de chacun dans ce couple. À quelques reprises sont rappelées les constantes de leur relation : Cocteau initiant un Marais inculte à la littérature (page 16) ou le rassurant sur son « génie créateur » (page 22) pendant que ce dernier le soigne à sa façon de son opiomanie en veillant sur lui tel un ange gardien, quitte à briser ses pipes à fumer l’opium (pages 68 à 71).
Mais dans la longue histoire d’amour ayant uni les deux Jean, le choix de la période précédant et couvrant la Seconde Guerre mondiale et l’Occupation permet d’aborder d’autres rivages plus brûlants. Les deux amants n’appréhendent pas la déferlante nazie sur l’Europe puis la France avec le même regard ni la même intensité. Rattrapé par la mobilisation générale du 2 septembre 1939, le soldat Marais se retrouve affecté dans la Somme. Il échappe au Stalag et rentre à Paris un an plus tard. En une case à l’avant-dernière page, l’album rappelle son engagement dans le 2e DB de Leclerc après la libération de Paris et il s’achève en page 120 en opposant le héros Marais (récipiendaire de la Croix de Guerre 1939-1945) aux traîtres Pétain et Laval, condamnés pour leur responsabilité dans le déshonneur de la France après leur choix de la collaboration.
La collaboration, voilà un sujet qui donne aux détracteurs de Cocteau du grain à moudre pour l’éternité. Les autrices exposent sans parti pris les faits et leur contexte parfois accusateur. Cocteau pacifiste avant guerre (page 47), égoïste et autocentré (« les théâtres ont rouvert » grâce à Otto Abbetz, ambassadeur du IIIe Reich, page 67). Cocteau promoteur du « Nouvel ordre européen » dans un manifeste publié le 30 novembre 1940 dans La Gerbe, hebdomadaire collaborationniste (page 74). Cocteau fier de son amitié pour l’écrivain soldat Ernst Junger et chantant les louanges du sculpteur attitré du Führer, Arno Breker (article paru le 23 mai 1942 dans la revue Comœdia, pages 92-93). Mais Cocteau signant la pétition du 4 mai 1940 contre la montée de l’antisémitisme en France et tabassé par des membres de la LVF en 1943 (page 105). Cocteau s’impliquant de toute son âme en février 1944, pour sensibiliser les autorités allemandes sur le cas de Max Jacob, emprisonné à Drancy après son arrestation quelques semaines avant sa mort en mars (pages 114 à 117). Cocteau, enfin, régulièrement étrillé par le critique théâtral attitré de Je suis Partout, Alain Laubreaux, à qui Jean Marais inflige une sévère correction en juin 1941 dans un accès de rage amoureuse (page 85).
Alors, Cocteau ? Ni résistant, ni collabo, ni zazou (il a passé l’âge d’orner sa veste d’une étoile jaune détournée), enfermé dans sa tour d’ivoire et cultivant seulement l’esprit de contradiction, capable de compromis frisant la compromission quand il s’agit de son art ou de ses amours, surréaliste au sens premier du terme. Si les autrices ne mentionnent pas l’épuration « en cinq minutes » de Cocteau par un tribunal composé de gens acquis à sa cause à la date du 28 novembre 1944*****, elles mettent en miroir son texte le plus collaborationniste, l’Adresse aux jeunes écrivains, avec le tract rédigé pour appeler la jeunesse à manifester le 11 novembre 1940 sous l’Arc-de-Triomphe. Les beaux aplats de couleurs de Mazars pour décrire cette première révolte de la jeunesse de France contre la privation de liberté contrastent avec la noirceur du regard de Cocteau, qui appelle à brandir un étendard aux reflets plus vert-de-gris que tricolores.
Le dispositif graphique choisi par les autrices répond en écho à une phrase de Cocteau (« Lire les journaux ? Voilà au moins un vice auquel j’ai renoncé », page 12). Par le biais de unes ou de coupures de presse, et parce que Jean Marais, lui, n’a pas renoncé à s’informer, l’album immerge le couple dans ce Paris qui vit à l’heure de la présence allemande, des tracasseries quotidiennes, de la propagande et d’une guerre lointaine mais qui se rapproche à partir de 1943. L’autre intérêt de cette trame est de fournir aux lecteurs des jalons chronologiques dont quelques-uns (trop rares) sont listés après la galerie de portraits, en fin d’album. Six grandes dates servent de repères : déclenchement de la guerre le 2 septembre 1939, discours de Pétain du 17 juin 1940 et évocation de l’Appel de « De Gaule » (sic) dans Le Petit Marseillais du 19 juin suivant (page 62), manifestation de la jeunesse sous l’Arc-de-Triomphe le 11 novembre 1940 (page75), défilé triomphal de l’Homme du 18-juin sur les Champs-Élysées le 25 août 1944 et condamnations de Pétain et Laval en août et octobre 1945, aux dernières pages. Est-ce la volonté des autrices de flouter délibérément ces repères trop rationnels, trop exacts pour montrer que la passion entre les deux Jean fut si forte qu’elle se suffisait à elle-même ? Ont-elles voulu signifier que Cocteau et celui qui demeure pour un temps encore et malgré ses succès, son élève, se satisfont de la reprise sous contrôle de la vie culturelle et mondaine ? On peut néanmoins percevoir une sorte de mutation du bonheur du couple dans l’album : charnel, étincelant et décomplexé à ses origines, il devient de plus en plus affectueux et complice avec le temps. Sur l’avant-dernier dessin de cet album, Mazars représente un Jean Marais au regard dur, un rictus aux lèvres, comme insatisfait de la décoration militaire remise pour sa bravoure au combat. Sur l’ultime dessin, un plateau du tournage de leur chef d’œuvre cinématographique, La Belle et la Bête, les deux Jean regardent, selon la formule consacrée sur le bonheur, dans la même direction.
Raconter sept années de l’existence d’un créateur aussi insatiable que Cocteau en 120 pages relève de l’exploit mais fournit un matériau quasiment inépuisable. Le projet de la collection Dyade – se pencher non pas sur des destinées individuelles mais sur les réactions de couples amoureux aux prises avec l’Histoire- ajoute du piment. Partant de Cocteau, il ne pouvait qu’aboutir à Jean Marais, son amour le plus fidèle dans la durée. Des vingt-cinq années de cette relation, les autrices ont choisi de braquer leur projecteur sur sa genèse puis sa mise à l’épreuve pendant les heures sombres de la Collaboration. L’amour entre les deux Jean grandit et mûrit. Le futur jeune premier du cinéma français a gagné ses galons d’homme, d’acteur et de metteur en scène. Son mentor a poursuivi sa carrière et parviendra à faire oublier son attentisme et ses élans pour certains artistes nazis. Cet album fait la part belle au plus fameux des deux Jean, mais pouvait-il en être autrement ? Son tableau de la vie culturelle parisienne à l’heure de la Propagandastaffel vaut le détour. La guerre et son lot de turpitudes a finalement forcé les deux amants à réinventer leur relation. La Belle et la Bête, monument du 7e art, en est peut-être l’enfant. À moins que, par la force et la beauté de leurs sentiments mutuels, les deux Jean ne soient parvenus à changer le cloaque de l’Occupation en une onde pure… ou une Bête en Prince charmant, diront les « cocteauphiles ».
* : Un recueil de ces « Lettres à Jean Marais » a été publié par leur destinataire aux éditions Albin Michel en 1987. Jean Marais a agrémenté ces innombrables missives rédigées de 1938 à 1968 de reproductions des originaux, de photos et de dessins de son grand amour.
** : Jean Cocteau est mort en 1963. Il est aujourd’hui étudié tant pour son œuvre que pour la place et l’importance qu’il accorda au statut de l’artiste dans son époque. Des universitaires et des admirateurs (parfois les mêmes) continuent de disséquer l’œuvre foisonnante et l’auteur engagé dans son art. Des ressources, articles et comptes-rendus sont en ligne sur https://cocteau.scdi-montpellier.fr ou à feuilleter dans les Cahiers Jean Cocteau (cahier n°1 publié en 2002, 20 cahiers édités à ce jour, dont le n°14 consacré à Cocteau sous l’Occupation, paru en 2016). L’homme qui déclarait avec ou sans malice « qu’il se retirerait fortune faite trente ans après sa mort » aurait adoré savoir qu’il anime, depuis l’autre côté du miroir, une page Facebook officielle suivie par 114000 abonnés à la date de l’article.
*** : Le Prince frivole, première adresse de Cocteau au monde, paraît aux éditions Mercure de France. Parmi les œuvres marquantes de cette vie d’avant Jean Marais, on peut citer le roman Les Enfants terribles (1929) agrémenté de 60 dessins de l’auteur dans une réédition de 1935, les pièces de théâtre Orphée (1926) et La Machine infernale (1934), le récit Mon Premier Voyage, Tour du monde en 80 jours (1936).
**** : les autrices, par souci d’exactitude et de lisibilité, ont recensé en fin d’album les célébrités évoquées dans leurs pages. Cet index alphabétique entremêle les références au passé (les parents de Cocteau, Apollinaire, Garros, Radiguet), les relations amoureuses ou amicales plus ou moins célèbres (le boxeur Panama Al Brown, la championne sportive Violette Morris), le cercle des intimes (le décorateur Christian Bérard, le cinéaste Marcel Khill, les écrivains Jean Genet et Max Jacob) et des artistes plus connus du grand public (Sacha Guitry, Serge Reggiani, Colette, Edith Piaf, etc). N’ont pas été répertoriés Pétain, de Gaulle et… Picasso, qu’on voit de dos en train de peindre Guernica.
***** : Jean Cocteau, Journal (1942-1945), éditions Gallimard, 1989, 738 pages.
Jean Cocteau & Jean Marais, Les Choses sérieuses. Isabelle Bauthian (scénario). Maurane Mazars (dessin). Steinkis. 120 pages. 20 euros.
Les dix premières planches :