Jian : enquête fantastique dans les Pyrénées au début du Moyen Âge

« On raconte que l’empire s’est écroulé, définitivement cette fois ». En 475 après J.C., la fin de l’empire romain en Occident est acté quand est déposé le dernier empereur, appelé Romulus Augustule. C’est de cette manière qu’à la page 13, un personnage présente le contexte historique du tome 1 de Jian. Ceux de la montagne de Frédéric Maffre au scénario et Julien Maffre et Ludovica Ceregatti au dessin. C’est dans cet environnement humain en complet bouleversement des cadres traditionnels que se déroulent les aventures d’un adolescent et de son « père », confrontés à des adversaires tenant plutôt du monde fantastique.

La chute de l’empire romain

La première bulle de la page 3 contient ces mots : « 480 après Jésus-Christ, quelque part dans les Pyrénées ». Pour comprendre l’époque dans laquelle se situe l’intrigue, il est nécessaire de remonter au début de ce Ve siècle après Jésus-Christ. Depuis sa conquête par César au Ier siècle avant J.-C., la Gaule est une province romaine, défendue à l’Est sur le Rhin par les Légions et leurs fortifications. Au tournant de l’année 406-407, plusieurs peuples germaniques franchissent le fleuve, qui était gelé en plusieurs endroits, et pénètrent en Gaule. Ce qui motive cette avancée des peuples dits « barbares », c’est la poussée du peuple asiatique des Huns, qui est en train d’envahir toute l’Europe en chassant devant lui les peuples de Germanie. On peut voir sur la carte ci-dessous l’étendue du territoire hun au milieu du Ve siècle.

L’installation des Wisigoths

Mais en 451, ce déferlement des Huns s’arrête à la « bataille des champs catalauniques » quelque part en Champagne, où une coalition des Gallo-romains et des peuples germaniques sous le commandement du général romain Ǣtius défait Attila, le roi des Huns, obligé de repartir vers l’Est. Tandis que l’empire romain s’effondre, les peuples germaniques se taillent des royaumes en Gaule. Et donc en 480, à quel ensemble territorial appartiennent les Pyrénées ? La carte ci-dessous nous montre la dimension du royaume des Wisigoths qui s’étend en cette fin du Ve siècle de la vallée de la Loire jusqu’au sud de l’Espagne. En 480, à l’exception du pays des Vascons (basques) à l’Ouest, les Pyrénées sur leurs deux versants appartiennent donc à ce royaume. C’est donc là que vont se dérouler les aventures des deux héros de cet album.

Attius, ancien légionnaire, et Jian son jeune fils, cherchent à se faire embaucher comme guerriers. C’est finalement au service du propriétaire foncier Arbogast, qu’ils doivent enquêter et comprendre la raison du décès brutal de bergers dans la montagne. Pour ça ils seront payés en « solidus », monnaie de compte de 1/76 de livre de métal précieux crée sous Constantin et qui avait encore cours dans le royaume wisigoth. « Solidus » a donné « sol » ou « sou ».

Aidés par le pisteur Léandre et Johan fils d’Arbogast, Attius et Jian parcourent la montagne, en rencontrant un certain nombre de créatures fantastiques. Certaines les aident, d’autres les combattent.

C’est le cas d’un « démon » qui porte le nom de « Drac » et qui se révèle un adversaire particulièrement dangereux.

Selon Wikipedia, « dans les Pyrénées le Drac peut se présenter sous la forme d’un grand âne rouge qui surgit la nuit, souvent à proximité d’un pont, et qui peut s’enfler démesurément et effrayer le passant pour le précipiter dans la rivière et le noyer. D’autres fois, l’âne rouge prend l’aspect d’un animal paisible, des enfants montent sur son dos et le corps de l’âne s’allonge jusqu’à accueillir un grand nombre d’enfants (en général, sept). Il se jette alors dans l’eau d’un étang ou d’une rivière, les entraînant tous dans la mort. Ces légendes avaient cours de la Catalogne à la Bigorre et au-delà, dans tout le domaine occitan ».

Cette assertion repose sur le travail qu’ont effectué aux XIXe et XXe siècles les folkloristes qui ont collecté mythes et légendes. Cette compilation a été ensuite scrupuleusement utilisée par Frédéric Maffre, le scénariste de cet opus, en y ajoutant un coté dramatique.

Des prénoms éloquents

Voyons maintenant quels renseignements historiques nous apportent l’étude des noms des différents personnages. Le nom de l’ancien légionnaire Attius tel qu’il se présente page 13 ressemble à celui d’Ǣtius, le vainqueur d’Attila à la « bataille des champs catalauniques » en 451 et toujours à la page 13, cette impression est renforcée par l’origine hunnique de son fils Jian. Le propriétaire terrien qui les interroge se nomme « Arbogast », or ce nom est celui d’un général romain d’origine franque du IVe siècle, au service puis opposé à l’empereur Théodose II. Quant à son fils Johann, il revendique une origine germaine.. Le mythe de « Jean de l’ours » est typiquement pyrénéen : un ours enlève une jeune fille et de leur union naît une créature légendaire mi-ours mi-humaine, qui devient le héros de multiples aventures.

En ce qui concerne les noms des enfants enlevés par le Drac et énumérés par Léandre page 23, nous y trouvons en grande majorité des noms d’origine germanique comme « Alaric » nom d’un roi wisigoth, « Clotilde » comme la princesse burgonde épouse du roi franc Clovis, « Hughes », « Gontran » et « Adelin ».

Des armes qui en disent long

La couverture nous montre bien la différence d’arme entre le père et le fils. Attius a gardé son glaive de légionnaire : arme blanche courte et large, faite pour combattre de façon relativement statique avec le bouclier (scutum) autant de taille (couper) que d’estoc (percer).

L’épée du fils est longue et fine : par ce fait même elle est faite pour combattre d’estoc avec des mouvement amples pour frapper à coup sûr. Cette arme se nomme en langue chinoise (劍) « Jian » comme par hasard ! Tout au long de cet album, elle est présentée comme un objet inhabituel que le fils d’Attius possède sans doute de par son origine maternelle hunnique. En tous cas, c’est elle seule qui arrive à blesser le Drac. De là à penser qu’il s’agit d’un objet magique, pourquoi pas ?

Une autre question se pose, à cause de ce que déclare la sorcière à Jian pages 54-55, et qui n’a pas d’explication ultérieure dans le reste de l’album. Pourquoi Attius ne veut-t-il pas que soit révélée l’origine de Jian, dont on soupçonne ainsi qu’il n’est pas véritablement son fils ?

La véritable origine de Jian, brièvement évoquée ici, sera-t-elle dévoilée dans les albums suivants ? Avant de terminer, remarquons le graphisme très particulier influencé par celui des mangas. Cette hybridation graphique, source de dynamisme pour le dessin, peut surprendre pour un récit situé dans le haut Moyen Âge pyrénéen. Toutefois, outre les origines asiatiques de Jian, on trouve aussi une cohérence en pensant aux créatures fantastiques rencontrées dans l’album qui rappellent les yokai ou les mononoke japonais, manifestations surnaturelles transmises par les croyances populaires.  

Et puisque nous sommes dans le domaine du fantastique, ne dit-on pas que le diable se cache dans les détails ? Nous en avons ici un bel exemple avec la dernière case de la page 12 ci-dessous. En effet, contre un mur de cette ferme du Ve siècle après J.-C., ont été dessinées des grandes balles rondes de foin ou de paille, telles qu’on en trouve à l’heure actuelle dans les exploitations agricoles. Seulement il faut savoir que ces balles rondes n’existent que depuis la fin du XXe siècle, car elles nécessitent des presses spéciales pour leur fabrication et des tracteurs équipés de fourches de levage pour leur manutention (voir photos ci-dessous). Nous avons donc là un anachronisme flagrant.

Jian T1 Ceux de la montagne. Frédéric Maffre (scénario). Ludovica Ceregatti (dessin). Julien Maffre (storyboard). Julien Maffre et Denis Béchu (couleurs). Le Lombard. 72 pages. 17,45 euros.

Les premières planches :