Kilomètre zéro, une épopée ferroviaire : les Koechlin, pionniers du rail à Mulhouse au XIXe s
Parmi les phénomènes structurant l’histoire du XIXe s, le passage de l’échoppe à l’usine puis les révolutions des transports et du commerce façonnent profondément et durablement les paysages et les sociétés européennes. Dans Kilomètre zéro, une épopée ferroviaire, Stéphane Piatzszek et Florent Bossard nous racontent ces bouleversement à hauteur d’une ville, Mulhouse, fief de la dynastie des Koechlin. Grâce au duo équilibré formé par la fille rebelle du patron et le jeune ouvrier prometteur, ils livrent une approche pertinente de la vie quotidienne et des mentalités de classes dans une cité industrielle sous la Monarchie de Juillet.
Stéphane Piatzszek, scénariste prolifique, n’a sans doute pas eu à remuer ciel et terre pour imaginer l’ambiance générale de sa nouvelle trilogie, publiée et à paraître dans la collection Grand Angle, aux éditions Bamboo. Résidant à Mulhouse, il s’est intéressé, en voisin, à une riche séquence d’histoire locale et régionale : la construction des vingt kilomètres de la première ligne de chemin de fer alsacienne entre Mulhouse et Thann, décidée en 1836. Bien que n’étant pas la toute première en France (elle a été devancée par la ligne Saint-Étienne-Andrézieux, inaugurée en janvier 1828), elle rivalise en notoriété avec la ligne Paris-Saint-Germain-en-Laye, ouverte en août 1837, destinée au transport des voyageurs et qui jettera les bases du réseau radial centré sur Paris. Au-delà de l’anecdote, cette arrivée du train à Mulhouse a cependant joué un tel rôle économique et social que c’est là que s’est ouvert, en 1971, le « Musée français du chemin de fer », rebaptisé depuis « Cité du train-Patrimoine SNCF ».
À leurs débuts, les chemins de fer sont le plus souvent des préoccupations d’industriels. La finalité des voies ne réside que dans le transport de marchandises ou de matières premières, en premier lieu le charbon extrait des mines, de leur lieu de production/extraction vers leur lieu de transformation : l’usine. Mulhouse n’échappe pas à la règle. La Société Industrielle de Mulhouse* (S.I.M.), fondée en 1825, entrevoit clairement les potentialités de cette innovation technique mise en œuvre dans le Forez. Sous son patronage, le 25 mai 1836, l’ingénieur Nicolas Cadiat est en mesure de présenter ses premiers travaux sur la réalisation d’une ligne ayant Mulhouse et son remarquable réseau d’usines textiles comme ancrage. Parmi les membres auditeurs de l’exposé, le grand patron Nicolas Koechlin ne l’entend pas de cette oreille, puisqu’il a déjà imaginé, en visionnaire, le même projet ouvert à la circulation des marchandises et des voyageurs.
Moins célèbre que d’autres dynasties d’industriels français (Peugeot à Sochaux, Schneider au Creusot, Michelin à Clermont-Ferrand), celle des Koechlin les supplante toutes dans son fief mulhousien. Cette famille, élevée au rang d’institution, entretient encore de nos jours sa légende**. Le rameau généalogique ayant attiré l’attention de Piatzszek est celui de Samuel (1719-1776). En 1746, il crée à Mulhouse la première manufacture d’indiennes (étoffes imprimées). L’entreprise connait un grand succès et déclenche la vocation industrielle de la lignée, promise à un bel avenir puisque la seule épouse de Samuel, Elisabeth Hofer, met au monde dix-sept enfants. L’aîné, Jean (1746-1836), épouse Cléomène Cléopha Dollfus en 1769 et de cette union naissent vingt enfants entre 1770 et 1797, quelques temps avant que Mulhouse n’intègre, contrainte et forcée, le giron français (1798). Le dixième de la fratrie se nomme Nicolas. Il voit le jour en 1781, épouse en premières noces Ursula Dollfus (qui meurt en 1802 en même temps que leur bébé) puis en secondes noces Anne-Marie Baumgartner en 1802. Six enfants naissent de cette union, dont deux meurent prématurément.
Nicolas, homme pressé, décideur né, chef d’entreprise et millionnaire à vingt-et-un ans, n’entre en scène qu’à la page 18 de cet album dont il est pourtant la figure tutélaire. Pour magnifier sa stature et sa volonté de régner sur ses affaires et son entourage, les auteurs l’installent en maître de cérémonie du bal de mariage de son fils aîné, (Nicolas-)Ferdinand***. Il va sans dire que le paterfamilias régente les destinées de ses enfants dans le sens unique de ses intérêts économiques, financiers ou politiques, et que ceux-ci convergent. Le leadership de la fratrie lui échoit également. Qu’ajouter à ce tableau pour signifier l’omnipotence de Nicolas Koechlin à la cinquantaine passée ? Après avoir soutenu avec ferveur Napoléon Ier y compris pendant les Cent Jours, il parvient à se faire élire député du Haut-Rhin de 1830 à 1841. Obtenir de ses pairs la concession de la ligne Mulhouse-Thann (page 54) puis le soutien du maire de Mulhouse, un certain André Koechlin (son cousin) s’avère ainsi des formalités. Pour financer son projet, il sollicite la banque bâloise des Mérian, des associés sûrs embarqués comme lui dans des affaires où les prises de risque partagées scellent de solides alliances d’intérêt. Pour garder le contrôle sur la société en commandite par actions créée à cet effet, il en devient l’unique administrateur-gérant. Enfin, un pouvoir ne serait complet s’il ne s’exerçait aussi par la presse. C’est pourquoi il fonde en 1835 L’industriel alsacien, journal de l’industrie, du commerce et de l’agriculture****, gazette hebdomadaire au contenu fort hermétique pour qui ne s’intéresse pas aux affaires ou à la Bourse.
Kilomètre zéro n’aurait pu être que le récit de l’arrivée du chemin de fer dans la région mulhousienne, dont ce premier volet évoquerait le projet visionnaire d’un capitaine d’industrie toujours en quête de défis et la manière dont il impose froidement ses vues à ses fils, à ses frères et à ses associés. Avec justesse et habileté, le scénario parvient à greffer en miroir de cette chronique d’une réussite industrielle et technique annoncée une approche de la condition ouvrière dans le bassin mulhousien au début de la Monarchie de Juillet. Deux personnages, Doomi l’ouvrier et Salomé l’institutrice, vont personnifier cette évocation. Ils se rencontrent pendant l’heure de classe hebdomadaire où se déroule le cours d’alphabétisation. D’emblée, leur affection mutuelle séduit. Doomi n’est pas seulement ce jeune adulte éveillé qui, pour prix de ses remarquables progrès en lecture, se voit offrir un exemplaire de Notre-Dame-de-Paris. Il incarne le socle humain sur lequel est bâti, quoi qu’on en pense, la possibilité et la réussite du capitalisme industriel. Sur sa vigueur et sa dextérité repose en premier lieu le fonctionnement des usines textiles mulhousiennes. Il est en effet le petit soldat agile qui nourrit de charbon et régule le fonctionnement de « Mademoiselle », le surnom affectueux que son contremaître Le Suisse a donné à l’immense machine à vapeur alimentant en énergie toutes les machines-outils du secteur. Grâce à Doomi, Piatzszek peut montrer les conditions de vie d’une famille ouvrière normale à l’époque : les baraques un peu moins glauques que celles décrites par le docteur Villermé***** mais où des bébés pleurent la journée entière en attendant le retour du sein maternel, l’indispensable travail des enfants (qui nourrit la famille et rend le patron concurrentiel, pages 18 et 31), la phtisie cotonneuse qui tuera sans pitié le jeune frère aux poumons encrassés par les fibres textiles (page 28), le harcèlement ordinaire des petits contremaîtres qui abusent des ouvrières en exerçant du chantage à l’emploi (page 5), mais aussi l’école que ces patrons francs-maçons et protestants intègres ont créée, deux ans avant la loi Guizot de juin 1833 (pages 3-4).
L’autre grande mademoiselle de cet album s’appelle Salomé Koechlin. Elle est bien la fille aînée de Nicolas, voit le jour en 1803… et là s’arrête à peu près toute ressemblance avec l’héroïne de Piatzszek. En vérité elle épouse (raisonnablement) l’un de ses cousins Mathieu Dollfus, en 1820. Pour les besoins de son intrigue, l’auteur en fait une précurseure du féminisme (elle rechigne à épouser son cousin par simple logique économique et familiale) et la dote d’une (mauvaise) conscience qui ne se satisfait pas d’occuper son temps dans les bonnes œuvres de charité chrétienne. Salomé veut soulever des montagnes, celles de l’injustice économique (« il suffit que le pain augmente de cinq centimes pour que [les ouvriers] tombent dans la misère », page 21, « le travail des enfants assure nos profits industriels et la survie des familles ouvrières : cela peut-il durer ? », page 28) et de la fatalité sociale (« je ne veux épouser personne et je veux écrire », page 29). Pour mener cette croisade donquichottesque, elle endosse d’abord le rôle de l’institutrice s’escrimant à éclairer les consciences ouvrières grâce aux lumières hugoliennes. Elle rédige ensuite et fait publier (en jouant de son patronyme) son premier article pour culpabiliser ceux qui ont la clé du problème entre les mains : les employeurs, c’est-à-dire les lecteurs de L’Industriel alsacien. Elle cherche des alliés au sein de sa propre famille, mais son petit frère Léopold (imaginé pour les besoins de l’histoire) rentre vite dans le rang quand le paternel lui expose ses devoirs de Koechlin et lui fait miroiter les perspectives fantastiques d’enrichissement et de pouvoir qui s’ouvrent avec la deuxième étape du projet ferroviaire, la ligne Strasbourg-Bâle. Dans son combat, Salomé n’a que Doomi pour allié, mais cela durera-t-il si ce jeune homme intelligent accède au grade de contremaître, comme sa fiancée veut s’en persuader ?
Grâce à une galerie de personnages attachants et à des dialogues fluides et didactiques, le lecteur s’immerge très facilement dans ce Mulhouse qui ne vit que par et pour ses industries. Les affres d’une Salomé ou d’un Léopold pourraient paraître ridicules, voire indécents, mais ils ouvrent de plus larges perspectives. Bien servi par le dessin et les cadrages dynamiques de Florent Bossard (qui ravira les passionnés de vieilles locomotives avec sa Sharp & Roberts, future locomotive « Napoléon »), cet album augmenté d’un dossier documentaire riche et précis évite tous les écueils de l’exposé laborieux sur la révolution industrielle. À la fin de ce premier tome, le voyage a semblé si plaisant qu’on a hâte d’embarquer de nouveau pour parcourir enfin la distance entre Thann et Mulhouse. Bercés par le mouvement pendulaire des wagons, Salomé, Nicolas et Doomi rêveront peut-être de ce monde nourrissant décemment chacune de ses laborieuses entités ou de cet autre dont les fruits les plus gourmands ne seraient picorés que par les magnats de la spéculation.
* : Officiellement fondée le 24 décembre 1825 par vingt-deux grands noms de l’industrie et de la banque, cette société savante se donne notamment pour but de « faire passer l’industrie de l’état empirique au rang d’une véritable science », en se procurant à cet effet toute la documentation scientifique nécessaire au progrès. Parmi les vingt-deux fondateurs, on trouve Émile Dollfus, qui la préside plusieurs années, Joseph Koechlin-Schlumberger qui en est le premier bibliothécaire, Pierre-Dominique Bazaine, ingénieur et futur concepteur du tronçon Mulhouse-Thann et, bien sûr, Nicolas Koechlin. Précision importante et qui souligne les liens forts entre ces fondateurs : douze sont inscrits à La Parfaite Harmonie, la loge maçonnique mulhousienne. La S.I.M. existe toujours sous la forme d’une association à but non-lucratif, et possède son site Internet.
** : comme en atteste le site www.koechlin.net, pensé comme miroir de la splendeur d’une lignée mais véritable mine d’informations historiques sur trois siècles d’histoire alsacienne.
*** : Selon les sources généalogiques familiales, ce mariage a été célébré le 4 mars 1836, ce qui met légèrement le scénario en porte-à-faux chronologique si on se réfère à la date inscrite assez lisiblement sur le tableau noir à la page 1 (9 mai 1836) et à celle de la réunion des membres de la S.I.M. page 35, le 25 mai 1836.
**** : la collection est archivée sur la base gallica.bnf.fr, notamment le numéro 23 de l’année 1836, visible à la page 28 sur https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3125090b.item
***** : Louis-René Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, Paris, 1840, consultable sur Gallica.
Kilomètre zéro T1 Une épopée ferroviaire. Stéphane Piatzszek (scénario). Florent Bossard (dessin). Bamboo. 56 pages. 14,90 euros.
Les 5 premières planches :