La bande dessinée historique à la BnF : « la part inspirée du dessin »
Après une séance hors-les-murs au Festival de Blois, le séminaire « Les écritures visuelles dans la bande dessinée » est revenu à la BnF la semaine dernière, pour une discussion autour du livre Dessiner l’histoire. Pour une histoire visuelle d’Adrien Genoudet (que nous avions interviewé fin septembre) en compagnie de Gil Bartholyens (maître de conférences à l’Université Lille 3, Chaire d’Etudes Visuelles, CNRS).
La première partie de la séance a été consacrée aux travaux de recherches de Gil Bartholyens, qui ne portent pas directement sur la bande dessinée mais, plus largement, sur les formes culturelles et populaires figurant le passé, notamment la photographie. Le chercheur s’est montré d’emblée et volontairement polémiste, fustigeant « l’historiocentrisme » des historiens et leur rapport savant au passé et se proposant même « d’assassiner l’Histoire ». Derrière cette posture résolument provocatrice, Gil Bartholyens appelle à un intéressant changement de méthode dans l’étude des représentations – ou plutôt des « figurations » puisque c’est maintenant le terme établi – du passé. Ce changement part d’un constat : d’après lui, les historiens sont incapables d’aborder ces figurations du passé sans les penser en termes d’Histoire, de mémoire, de patrimonialisation ou d’utilisation déviante par la propagande… Ainsi l’appareillage critique de l’historien ne lui permettrait-il pas de comprendre des mouvements comme ceux de la Society for Creative Anachronism aux Etats-Unis, qui s’intéressent au passé et non à ce qui s’est passé : à travers des châteaux en carton-pâte que l’on taxerait facilement de mauvais goût, ils cherchent à recréer l’époque médiévale en fonction de la vision que l’on s’en fait, et non d’une quelconque réalité. Le passé deviendrait alors « une esthétique, une atmosphère et même une façon d’être ensemble », comme dans les restitutions grandeur nature de grandes batailles. Cette culture ludique crée des genres qui n’ont que l’apparence du passé, tel le « médiévalisme » de Game of Thrones. Quant aux publicités, elles s’emparent du passé comme une marque d’authenticité (pensons aux spots La Laitière) ou un retour à l’imaginaire de l’enfance.
Un spot publicitaire pour la bière Grimbergen reprend le générique de Game of Thrones.
Pour la seconde partie de la séance, Adrien Genoudet a repris l’idée qu’il faudrait « assassiner l’Histoire », en montrant comme, dans son travail sur la bande dessinée, il a essayé de contourner l’Histoire. Son livre, objet des discussions de la séance, place le dessin comme un autre moyen d’affronter un passé qui n’est pas fait par et pour les historiens. Il s’agit de montrer que le passé est nécessairement visuel : nous aurions en nous un stock d’images qui nous permettent de nous faire une idée d’un moment ou d’une période historique, d’un personnage connu ou d’un événement donné. Il cherche donc à savoir d’où viennent ces visuels et comment ils s’élaborent, et la bande dessinée est un moyen de rentrer dans cette « fabrique visuelle du passé ». La question centrale est donc de comprendre comment un dessinateur fait advenir sur la planche un ensemble visuel dans lequel on se retrouve, on reconnaît un monde du passé. Il parle ainsi d’un « passé composé », c’est-à-dire d’une composition du passé par le dessinateur à partir d’un certain nombre de clichés visuels, qu’il a intégrés parfois de manière inconsciente, et de son travail de recherche documentaire. Adrien Genoudet cherche donc à recréer cette généalogie de l’image, à dénouer les compositions des dessinateurs. L’exemple du Petrograd de Gibrat permet de mieux comprendre sa démarche : lorsqu’il dessine la ville russe en 1917 dans le deuxième tome de Mattéo (publié en 2010 chez Futuropolis), Gibrat reprend toujours la même perspective, très appuyée. Elle vient en fait de la photographie : Petrograd est devenu objet de photographie justement pour ses perspectives. Le livre s’attache donc à chercher d’où viennent ces images de l’Histoire que l’on reconnaît d’emblée.
La critique portée contre des historiens a parfois été sévère, alors que certains essaient aussi de créer de nouveaux outils pour mieux comprendre les représentations du passé. Qu’il faille étudier moins la période représentée que la période de la représentation est par exemple un fait acquis de longue date dans le champ de l’histoire culturelle, et déjà appliqué à l’étude de la bande dessinée. Cette critique n’est cependant pas restée stérile, puisque les deux présentations proposent des méthodes d’étude intéressantes.
La richesse des propos tenus lors de la séance s’est d’ailleurs traduite par des discussions avec le public elles-mêmes productives, notamment sur la place du lecteur dans cette construction de l’image : le dessinateur dessine pour un lecteur, et cette construction d’un imaginaire visuel se fait aussi dans un dialogue avec lui, qui doit pouvoir comprendre rapidement de quoi il s’agit, mais qui n’est pas dupe de ces constructions. C’est finalement un jeu de références, dans lequel on joue à construire ensemble un univers où le dialogue est possible.
Dessiner l’histoire, Pour une histoire visuelle. Adrien Genoudet. 203 pages. Le Manuscrit.
Prochain rendez-vous le 4 décembre sur « Le génocide rwandais et la constitution d’un réseau visuel » avec Nathan Réra, maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’Université de Poitiers.