La chasse à l’ours est ouverte, la violence ordinaire envers les immigrés à Aigues-Mortes en 1893
Aout 1893, la récolte du sel débute à Aigues-Mortes. Difficile et épuisant, ce travail demande beaucoup demain d’œuvre. Les saliniers sont contraints pour assurer le rythme de la production d’embaucher des saisonniers italiens qui font concurrence aux Français de la région. Avec La Chasse à l’ours, Patrice Bavoillot et Sébastien Gannat décrivent l’ouragan de violence qui se déchaine soudain contre ses “ritals”, pourtant si proches. Edifiant.
Cet album vient à point nommé dans ce moment où les partis xénophobes semblent conquérir une part importante de l’opinion. Il vient rappeler qu’à tous les moments de l’histoire, les Français d’alors étaient pour beaucoup les immigrés d’hier, immigrés traités comme citoyens de seconde zone en proie à la xénophobie et quelquefois à la violence meurtrière.
L’histoire
La compagnie des Salins du midi à Aigues-Mortes emploie une main d’œuvre importante pour récolter le sel des marais salants. La main d’œuvre du cru boude ce travail harassant laissant la place à de nombreux jeunes Italiens poussés hors de leur pays par la misère et l’attrait de salaires (relativement) plus confortables. Ils sont rejoints par des Ardéchois qui peinent sur les pentes des Cévennes et des bandes de trimards composées de chômeurs, vagabonds, vivant de petits travaux et de menus larcins. Si les Italiens sont au bas de l’échelle sociale, les trimards ne sont pas beaucoup plus hauts. En concurrence pour les embauches aux salins, la tension entre les groupes d’ouvriers est bien présente, et si, en général, tout se passe bien, la situation peut s’enflammer rapidement. Un incident entre trimards et Italiens va mettre le feu aux poudres quand un groupe plus agité que les autres fait croire aux villageois qu’un gars de la région a été poignardé par un « rital ».
L’album
La chasse à l’ours est ouverte mêle habillement une part de fiction et un récit historique circonstancié, sourcé bien qu’il existe des zones d’ombre dans le déroulement des évènements décrits.
La fiction se niche dans les histoires d’amour, improbables mais possibles, entre deux jeunes filles d’Aigues-Mortes et deux jeunes travailleurs italiens. Ces deux couples heureux ne sont pas insouciants, ils savent tous les quatre que leur relation ne sera pas vue d’un bon œil par la population. Entre le père d’une des jeunes filles, ouvertement et profondément raciste, et une boulangère prête à risquer gros pour sauver les Italiens en fuite, ces personnages de fiction donnent à voir une société complexe. Un gros village où tous se connaissent sans forcément partager les mêmes a priori.
Les faits
Les équipes de travailleurs sont souvent mixtes, composées de Français et d’Italiens. Une bagarre dégénère en rixe ouverte et le bruit court que des Aiguemortais sont morts assassinés. Aussitôt, villageois et trimards attaquent des Italiens qui se réfugient dans une boulangerie. Le préfet fait appel à la troupe qui arrivera trop tard tandis que des gendarmes protègent les agressés en promettant aux émeutiers de les raccompagner à la gare. Durant ce court trajet, la foule attaque et lynchent entre 8 (chiffre officiel) et 150 (chiffre donné par la presse italienne) travailleurs piémontais.
La suite…
Les meneurs de la foule sont arrêtés, jugés le 30 décembre 1893 mais tous sont acquittés par un jury du tribunal d’Angoulême.
Le récit de Patrice Bavoillot est haletant, il parvient sans peine a rendre ses personnages de fiction très crédibles et à les insérer dans le déroulement chronologique des évènements. Le dessin de Sébastien Gannat est sensible et énergique. Il joue parfaitement du rythme imposé par le scénario alternant scène de calme et violence extrême sans jamais tomber dans un excès qui aurait rendu le récit moins fluide.
Le massacre d’Aigues-Mortes que raconte La Chasse à l’ours est ouverte n’est pas un fait isolé dans notre histoire récente. Rappelons
- Les vêpres marseillaises : 3 morts et 21 blessés par suite d’émeutes anti italiennes durant 3 jours en juin 1881.
- Émeutes anti-gitanes de Toulouse en 1895. Le quartier gitan est mis à sac après une bagarre dans un bal.
- Le massacre du 17 octobre 1961, on estime le nombre de victimes algériennes entre 38 et 200.
- La série d’agressions contre les Algériens en 1973 qui fait au moins 50 morts à Marseille, Grasse et Paris.
- Des ratonnades en juin 2020, à Lyon, après la victoire algérienne à la Coupe d’Afrique des Nations.
Beaucoup, à commencer par un grand nombre d’hommes et de femmes politiques, devraient se souvenir que leurs ancêtres ont été des « Ritals », des « Macaronis » et ont été les victimes de mesures qu’ils ou elles prônent à longueur de discours pour lutter contre un « grand remplacement » fantasmé.
La chasse à l’ours est ouverte. Patrice Bavoillot (scénario). Sébastien Gannat (dessin) et Jérôme Alvarez (couleurs). Éditions Des bulles dans l’océan. 72 pages. 16 euros
Les 10 premières planches