Demain, demain (Gennevilliers, cité de transit, 1973) : des ghettos pour les familles immigrées en Ile-de-France
Pendant les Trente Glorieuses, la croissance forte portée par les industries et le BTP exige des bras toujours plus nombreux. Le baby-boom ne parvenant pas à satisfaire cette demande, l’immigration, nord-africaine notamment, fournit la main d’œuvre supplétive. Comment sont traités les ouvriers maghrébins dans une France encore meurtrie par l’indépendance de l’Algérie? Après avoir raconté la vie de Kader et des siens dans le bidonville de Nanterre*, Laurent Maffre poursuit le récit de leur vie quotidienne après l’emménagement dans la cité du Port, à Gennevilliers. Entre désir d’intégration et discriminations ordinaires, un récit implacable.
Le ton est donné très tôt dans cet album grâce à la retranscription en quelque vignettes d’une interview accordée par Francis Bouygues en 1969, encore visible sur le site de l’INA**. Selon ce bétonneur et déjà grand patron français, la main d’œuvre étrangère a « une qualité fondamentale » : elle est venue pour travailler. Mais hélas, « ces gens courageux […] ne parlent pas notre langue et ne sont pas très qualifiés ». De plus, ils s’avèrent instables car, en fins stratèges, ils ont un plan : « amasser de l’argent » et rentrer chez eux quand le « pécule » sera « suffisant ». À ce tableau déjà bien sombre, Bouygues ajoute que leurs compétences professionnelles étant nulles à l’embauche, il faut les former (perte de temps et de rendement) et se montrer très patients sur leur ponctualité, du fait de leur méconnaissance des transports. La conclusion de Bouygues tombe comme un couperet : ces travailleurs immigrés « coûtent extrêmement cher, n’ont aucun attachement à l’entreprise » et leur formation est vouée à l’échec. C’est pourtant sur le dos de cette main d’œuvre défaillante, qui pèse 80% de ses effectifs au début des années 1970, que le bétonneur s’apprête à bâtir l’empire industriel et la fortune que l’on sait.
Déconsidérés par ceux qui les emploient malgré leur rôle décisif dans le miracle français des Trente Glorieuses, les immigrés, familles incluses cette fois, vont vivre une autre séquence de mépris national. Consécutivement à la loi Vivien de 1970, au nom de la lutte contre l’insalubrité, les bidonvilles qui ont poussé en région parisienne pour abriter la plèbe des manœuvres sont rasés. Seulement voilà : rien n’est pensé ni conçu pour reloger les milliers de travailleurs dont certains ont fait venir leur famille auprès d’eux, persuadés que la France va devenir leur eldorado. Rien ou plutôt si : la circulaire du 19 avril 1972 ordonne la création de cités de transit qui, comme leur nom l’indiquent, ont pour objectif de loger provisoirement des familles « dont l’accès à un habitat définitif ne peut être envisagé sans une action socio-éducative destinée à favoriser leur insertion sociale et leur promotion ». Cette dénomination fleurant bon le charabia technocratique va trouver un exégète inattendu, en la personne du président Pompidou***. En clair, il affirme la nécessité des cités de transit pour loger une population économiquement vitale mais sociétalement hétérogène, donc susceptible de déclencher des réactions de rejet de ses voisins. Même animé des meilleures intentions humanistes, Pompidou peut-il imaginer ce qui attend Kader, Soraya, leurs enfants Samia et Ali, tous leurs amis et compatriotes dans leur nouveau chez eux, à la cité du Port de Gennevilliers ?
150 familles étrangères vont être logées dans des baraquements implantés dans une zone déclarée insalubre et inondable par la mairie, coincée entre le port industriel, les échangeurs routiers, la ligne de chemin de fer et le chantier de la future autoroute, sous des lignes à haute tension, à trente minutes à pieds de tout commerce. Mais puisque c’est du provisoire…
La cité a son cerbère, employé par le CETRAFA (CEntres de TRAnsit FAmiliaux) qui gère les lieux et son public avec la préfecture. Surnommé « Rouge-gorge », c’est un ancien de l’armée coloniale qui parle arabe et qui bénéficie d’un logement de fonction. Indice révélateur : il est le seul équipé du chauffage, de l’eau chaude, d’une douche et d’un jardin clôturé. Au fil de l’album, ce personnage révèle son vrai visage, celui d’un petit chef profitant de sa position. Il incarne de fait tout le système, qui s’apparente largement aux camps ayant accueilli les harkis à partir de 1962****. Même règlement intérieur infantilisant, même présence intimidante de la force publique, mêmes contrôles sur les allées et venues et le courrier. Rien n’échappe à « Rouge-gorge ». Les gamins apprennent vite à détester ce maton intransigeant, surtout quand il les prive de lumière et de parties de football à la nuit tombée. Laurent Maffre aurait pu se contenter de relater la vie simplement insupportable à l’intérieur des grilles de la cité. Pudiquement, il dépeint l’abnégation des mères plus fortes que la dégradation progressive des conditions de vie et la déliquescence des maigres services mis en place par le CETRAFA. Plein d’empathie pour ces ados de la cité que les filles boudent en raison de leurs origines, il évoque leurs jeux, leurs rêves, leur désir d’exister et de s’intégrer ici et maintenant, puisqu’eux n’ont rien laissé là-bas, sur l’autre rive de la Méditerranée. Faut-il tout miser sur l’école, et se battre contre la ségrégation scolaire dont ces jeunes sont victimes ? Faut-il plutôt augmenter les ressources de la famille pour quitter au plus vite cette prison à ciel ouvert qu’est la cité, en enfilant le bleu de travail comme le paternel ?
L’auteur minutieusement documenté décrit aussi la vie des ouvriers dans l’industrie automobile française de l’époque. Bien que dissimulées derrière l’unique et imaginaire Stométal, les usines Citroën, Renault et Simca (sises respectivement à Aulnay-sous-Bois, Boulogne-Billancourt et Poissy) dévoilent les coulisses du rêve de l’automobile pour tous. Rêve qui vire au cauchemar éveillé pour les milliers d’O.S. (ouvriers spécialisés) qui produisent à la chaine de quoi rassasier cette fringale permanente de consommation. Quand le BM (Bureau des Méthodes) déboule sur les chaines, la tension devient palpable. « La cravate » (le contremaître) et « la zozotte » (le chronométreur) poursuivent le même but. Chaque dixième de seconde gagné sur chaque poste, multiplié par des milliers d’heures de travail conduit mathématiquement à des gains de productivité, donc à des bénéfices supplémentaires. Les discours et les slogans du CNPF (organisation patronale française qui précède le Medef) en mai 1972 sur le bien-être des travailleurs (chapitre 3, la Stométal) font déjà partie de ce qu’on n’appelle pas encore la communication d’entreprise. La réalité est tout autre : des mains meurtries, des doigts coupés, des jambes broyées, et une contestation interne étouffée par un syndicat officiel qui relaie les positions patronales sur les revendications acceptables ou pas. Et pour Kader et tous les immigrés, la confuse sensation d’être instrumentalisés par les uns et les autres, sans oser relever la tête.
Volontairement très didactique dans son propos et son trait, Laurent Maffre poursuit son exploration de la vie des immigrés en France après le tournant de la guerre d’Algérie. Embrassant tout à la fois les champs de l’histoire urbaine, de la géographie francilienne, de la croissance industrielle et de la sociologie, il convainc sans peine le lecteur de l’ignominie du traitement infligé à ces familles, seulement venues en France pour vivre mieux, sans provoquer ni revendiquer. Plus important encore et en attendant peut-être la suite de son œuvre, il redonne une parcelle de fierté et de dignité à tous les « Yougos », les « Portos », les « bougnoules » et les « crouillards ».
* : Demain, demain, Nanterre, bidonville de la Folie, 1962-1966, Actes Sud BD/Arte éditions, 2012.
** : “Francis Bouygues sur les immigrés”, Antenne 2 – Journal de 20 heures, 28 juillet 1983.
*** : Les propos présidentiels, tenus lors d’une conférence de presse le 27 septembre 1973 (et non en 1972 comme rapporté par Maffre), ont été sortis de leur contexte, jetant ainsi l’opprobre sur le successeur de De Gaulle. Sa réponse à la question d’un journaliste portant sur une décision du gouvernement algérien de bloquer tout départ de ses ressortissants vers la France débute par une réaffirmation solennelle de l’anti-racisme de la France. Elle se poursuit par l’évidence d’une politique de logement pour lutter contre le racisme et s’achève par le refus d’une ségrégation qui aboutirait à une forme d’apartheid. Il est édifiant de lire qu’en 1973, Pompidou propose le contrôle des flux migratoires comme meilleure solution. Qui a dit que la politique était un éternel recommencement ?
**** : À la proclamation de l’indépendance algérienne, la France envisage de donner l’asile à ces combattants, condamnés à mort s’ils restent sur la terre de leurs ancêtres. Les opérations de rapatriement et d’accueil sont confiées à l’armée. L’urgence prévaut, d’où l’acheminement de ces milliers de personnes vers des camps militaires préexistants (Bourg-Lastic, Rivesaltes). Peu à peu, sept camps sont ouverts, dans lesquels les conditions matérielles se figent et ne dépasseront jamais le niveau du baraquement insalubre. Au quotidien, les harkis et leurs familles sont à la merci des autorités qui bafouent leurs droits et leur dignité et les maintiennent sur plusieurs générations dans un isolement et une précarité stupéfiante. Rappelons qu’ils sont citoyens français, mais qu’ils ont le tort d’être « nord-africains de souche ». Rappelons aussi que la question des harkis demeure épineuse, notamment dans les territoires où vivent les descendants des premiers internés.
Demain Demain T2 Gennevilliers, cité de transit, 1973. Laurent Maffre (scénario et dessin). Actes Sud BD/Arte Editions. 192 pages. 24 euros
Les 10 premières planches :
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